Concession oblige, les frangins se retrouvent au bar le Tourniquet. La clientèle y est plus âgée mais au moins l’ambiance n’est pas médiévale et un peu plus calme aussi. Tom et Madeline s’assoient à l’extrémité du bar et restent silencieux jusqu’à ce que leurs boissons arrivent : une pinte de bière pour lui et un double scotch pour elle.

« Je n’arrive pas à c~~uoi~~ roire qu’il ne nous ait rien laissé », murmure Tom. « Je veux dire, je ne veux rien, mis à part quelques souvenirs peut-être, mais pour toi… c’est surtout toi qui l’a accompagné à ses traitements de chimio et qui l’a aidé à prendre soin de la maison, en plus de prendre soin de Liam. Quel vieil aigri. »

Madeline soupire.

« Oh, je sais que Ppapa a ouvert un compte pour Liam pour ses futures études. Et tu sais très bien que je suis une fille de ville, j’aurais simplement vendu la maison. Mais c’est vrai qu’on n’aurait pas été malheureux de se partager l’argent de la vente. »
« Ça non. »

Ils boivent en silence, perdus dans leurs pensées pendant quelques minutes.

« Comment va mon neveu préféré? » finit par demander Tom.

Le visage de sa sœur s’éclaircit. Ils échangent quelques minutes sur le petit Liam, sept ans, et sur son père, Luc, dont Madeline a peu de nouvelles depuis leur divorce 5 ans plus tôt. Elle avait élevé Liam seule depuis. Encore une fois, Tom se sent coupable de ne pas avoir été plus présent dans la vie de sa sœur et de son neveu. Il se promet intérieurement de lui écrire plus souvent pendant ses voyages. Peut-être de les amener avec lui quelque part pendant les vacances scolaires ?

Madeline est en train de lui raconter la dernière invention culinaire de son fils (« de la purée de pommes de terre avec des perles de tapioca, tu imagines? ») quand un septuagénaire s’approche d'eux.

« Mais dis donc, s’adresse-t-il à Tom, vous ressemblez beaucoup à Bernard Rougier ! Vous êtes de sa famille ? »
« Ah oui… je suis son fils, Tom. »
« Et moi sa fille, Madeline. »
« Ah bah ça alors! comment il va votre père ? »

Tom et Madeline échangent un regard malaisé. Ils n’avaient pas encore publié d’avis mortuaire, et apparemment, leur père était devenu un tel ermite que même les gens des environs ignoraient son décès.

« Il est décédé il y a quelques jours », finit par dire Madeline.
Le vieux enlève son chapeau, l’air contrit.
« Mes condoléances… Ça alors, j’y crois pas. »
« Tu crois pas quoi, Marcel ? »

Le barman s’était rapproché d’eux ; il doit s’ennuyer, se dit Tom, car il n’y a que cinq autres clients qui jouent soit au billard, soit au baby-foot.

« Gérard, tu te souviens de Bernard Rougier ? Ce sont ses enfants. Le bougre est mort. »
« Ça alors! »

Les regards de Tom et Madeline vont de l’un à l’autre.

« Vous connaissiez notre père ? » demande Tom. Marcel hoche la tête.
« On est allés à l’école ensemble. On s’était perdu de vue depuis un bon moment déjà, mais je le croisais peut-être une fois par an à la kermesse ou à un des repas pour les seniors. »
« C’est déjà plus que moi, dit Gérard, qui a environ le même âge que Marcel. Ça doit faire plus de 30 ans qu’il n’est pas venu ici. »
« Papa est déjà venu ici ? » s’étonne Tom.
« Oh oui! Je dirais pas que c’était le plus grand fêtard, mais il aimait bien venir boire un café ou un verre, discuter avec les gars et jouer un coup de baby. »
« Papa ? Discuter ? Jouer au baby ? »

Marcel et Gérard ricanent.

« Oui, il a toujours été un peu original, le Bernard. Et obsédé par l’art… malgré son travail dans la construction. »
« Pourquoi il aurait arrêté de sortir ? »demande Tom, pensif.
« Je pense que c’est quand E~~Madeleine)~~ dith l’a quitté qu’il a arrêté de venir, hein Marcel ? Le pauvre homme, se retrouver seul à élever deux enfants, du jour au lendemain… »
« Et il ne s’est jamais remariéer, il me semble? » demande Marcel.

Tom et Madeline secouent la tête.

Tom était partagé entre l’envie d’en apprendre plus sur leur père avant le divorce – apparemment, il n’avait pas toujours été aussi taciturne – et le besoin de savoir ce que c’est gens savaient sur le divorce de ses parents. Sa sœur semblait avoir eu la même idée.

« Et vous ne savez~~ait~~ pas ce qu’il s’est passé pour que notre mère nous quitte ? »

Les deux hommes échangent un regard confus.

« C’est vrai qu’on a plus revu Edith~~(Madeleine)~~ dans les parages, mais vous quitter ? Bernard m’a dit que ça n’allait plus entre eux depuis un moment et quand elle a eu l’opportunité d’aller travailler à l’étranger, elle l’a prise… Où est-ce qu’elle était partie déjà Gérard ? En Ebola ? Bref, quelque part en Afrique. »
« En Angola? » demande Tom.
« Oui c’est ça, en Angola! »
« Ah d’accord… Et par hasard, notre père ne vous a jamais parlé d’une Lúciana Silva ? »ajoute Tom.

Les deux haussent les épaules.

« Non… c’est une de ses amies? »
« Jamais entendu parler… »
« Merci beaucoup. »

À ce moment-là, une bande de femmes quinquagénaires entrent dans le bar et l’attention de Marcel et Gérard se porte sur elle ; le premier s’en va flirter avec une petite blonde et le deuxième s’enquière des commandes de tout le monde. Tom et Madeline restent dans leur coin.

« J’ai l’impression d’en avoir appris plus sur nos parents en cinq minutes que depuis les 30 dernières années… » murmure Tom.

Madeline vide son verre de scotch.

« À qui le dis-tu… Comment tu savais pour l’Angola ? »
« J’ai beaucoup pensé à notre mystérieuse professeure brésilienne, Lúcia Silva… Il y a peu de pays dont une des langues officielles est le portugais, dont le Brésil évidemment, et six pays africains. Et celui qui s’approche le plus d’Ebola c’est l’Angola, justement. Drôle de coïncidence, non? »

Madeline fronce les sourcils.

« Tu crois que maaman aurait eu des liens avec le Brésil en plus de l’Angola ? »

Tom hausse les épaules. Il sentait que la tête lui tournait ; s’il fumait un nombre non négligeable de cigarettes, il n’était pas un grand buveur, et il arrivait à la fin de sa pinte. Un vrombissement interrompt ses pensées ; sa sœur saisit son téléphone.

« Le notaire vient de m’envoyer un courriel! Madame Silva sera présente demain après-midi pour prendre en charge la succession de Papa.apa. »

C’est au tour de Tom de caler le reste de son verre.

« Tu as toujours les clés de la maison de Ppapa ? On pourrait allerz y faire un tour… Pour en savoir plus sur cette Madame Silva avant qu’elle ne débarque. »
« Et savoir si Mmaman n’aurait pas donné de nouvelles depuis toutes ces années ? Bonne idée. Je vais en profiter pour récupérer des photos, des vieux jouets pour Liam… et peut-être une bouteille de whisky. »
« Ahaha… Tu crois que Ppapa a gardé aussi des cigares ? »
« J’en sais rien, mais tu pourrais toujours essayer de fumer une de ses peintures auxquelles il tenait tant… »
« Hehehe beurk. »

Titubant légèrement, Tom suit sa sœur jusqu’à sa voiture. Qui sait, cette dernière nuit dans la demeure de son enfance pourrait porter conseil… s’il réussit à ne pas s’endormir d’ici là.