L ~~Loua vu marcher sur la lune, mourir le président Kennedy, la guerre du Vietnam, les Beatles au Ed Sullivan Show et le maire Drapeau à Expo 67 sur la télé en noir et blanc de ses parents.~~ Née à la fin des années 50, Louve Desbois, alias Lou pour les initiés.es, serait-elle la femme du passé telle que la décrivent sa fille Alice, plusieurs étudiants.es et sans doute aussi quelques amants, elle qui a a vu marcher sur la lune, mourir le président Kennedy, la guerre du Vietnam, les Beatles au Ed Sullivan Show et le maire Drapeau à Expo 67 sur la télé en noir et blanc de ses parents.? Une femme d’un autre temps ayant construit son imagerie mentale sur le modèle des années 70 avec la libération sexuelle des femmes, les téléphones à pitons, la pilule contraceptive, le FLQ et les petits-déjeuners œufs-bacon-patates-toasts à 3.25$ ?

Dès l’enfance, Lou a du mal à se conformer, à se soumettre, à obéir. Les conflits larvés entre elle et l’univers infini - et plus loin encore - finissent par éclater en éclaboussant au passage toute la bien pensance doctrinaire de droite et le clergé de l’époque. Elle n’a de cesse par la suite de se colletailler avec tout ce qui bouge, grenouille et magouille. Elle s’est assez tôt convertie aux préceptes de la mouvance Peace & Love et ses effluves de haschich et de patchouli pour ne jamais en défroquer.

Où est allé tout ce que monde qui a cru aux lendemains qui chantent et qui, comme elle, avait quelque chose à raconter ? Où est allé l’écho de tous les renoncements, les grandes fulgurances et les grandes désillusions? On aime à penser que tous ces rêves échus, ces demandes tues et ces promesses non tenues sont tombés dans la fosse commune de la petite histoire ; celle qu’on ne raconte jamais aux enfants les soirs d’orages et de grands vents pour les endormir.

Jeune adulte privilégiée, Lou est sur la défensive, n’accordant sa confiance qu’en de très rares occasions et pour une durée bien déterminée. Tout un temps, elle s’est frayée un passage à travers la faune urbaine, a côtoyé le monde et parcouru une bonne partie. Elle a fréquenté une secte de naturistes, habité un temps en commune, suivi des diètes macrobiotiques, fait du macramé, du pouce et eu plusieurs amants.

Ses relations aux autres n'ont jamais été ni très nettes ni très franches, mais hésitantes, non-investies et tanguant entre la peur de l’engagement et celle d’être trahie. Elle aime beaucoup un homme – le père d’Alice - et se laisse aimer, mais il y a longtemps. Et encore là, pas complètement, pas totalement.

Quand on vit au milieu du tumulte et des bruits du monde comme elle, jadis, il faut que sa voix intérieure parle encore plus haut et encore plus fort en elle pour qu’elle puisse l’entendre. Et la suivre. Lou comprend vite que l’on n’hérite pas tant des gènes, des attributs et des qualités de ses parents que de leurs tares, de leurs carences et de leurs manies.

Puis entre un voyage dans l’Ouest et deux manifs, la jeune femme a poursuivi ses études d'archéologie et d'histoire de l’art et, toujours entre deux petits boulots, obtenu son diplôme de maîtrise puis de doctorat. Après des stages de travail dans le nord du Québec, elle part pour l’Afrique de l’Ouest dont deux années de fouilles au Pays Dogon puis une année dans la région de Bamako, toujours au Mali. Elle migre ensuite dans les pays de l’Afrique des Grands Lacs, où elle accepte un premier contrat de travail à l’Université de Kinshasa, en RDC.

Ensuite Alice est née.

Plus rien n'est et ne sera pareil.

Et la suite sera à l’avenant.

En grandissant, la petite Alice défait un à un les écheveaux des dogmes induits venus d’une autre époque en obligeant sa mère à d’incessants changements dans sa façon de s’arrimer au présent et d’anticiper l’avenir. Lou a à maintes reprises, et dans plusieurs lieux, affirmé haut et fort qu’elle avait été élevée et éduquée par sa fille. Ce qui n’est pas qu’une vue de l’esprit.

***

Nouvellement installée dans l’ancienne maison de sa mère, Lou s'apprête aujourd’hui à nettoyer la cave de l'auguste maison familiale. Elle en a hérité à sa mort - que Nzambi Mpungu ait son âme - l’année dernière, à près de cent ans. Cette dernière en avait elle-même hérité de sa propre mère.

Tôuttt est dans tôuttt.

Sagace, elle entre dans une zone sensible et intime et, qui sait, avec un peu de chance, de turbulences. Impatiente et confiante en franchissant l’antre de quelques créatures fabuleuses, gardiennes de savoirs anciens et préservées sous les bons soins de sa mère et de sa grand-mère avant elle. Lou a toujours eu beaucoup d'imagination.

Dès l’abord, de lourds cartons, dont certains sont défoncés et solidifiés avec du tuck tape, contiennent des éditions plus ou moins rares de quelques modestes chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, des encyclopédies ainsi que des livres de recettes philosophiques qui la ramènent quelques décennies plus tôt, à l’époque où elle souhaitait vivre libre, sans entrave et sans filet, dans le dénuement complet, telle une nonne bouddhiste.

Om mani badmè hoûm.

Butinant d’une époque à l’autre, elle mesure les écarts importants existant entre les différentes périodes et réalise que si aujourd’hui elle a la possibilité de vivre sa frivolité et de se nourrir de sandwichs aux tomates et d’eau fraîche et de courir toute nue dans de vertes prairies; effeuillant les marguerites un peu ici, se prélassant un peu là-bas, c’est qu’elle s’est délestée en cours de route d’une partie de ses peurs et des interdictions qui lui collaient à la peau, encombraient sa tête et érodaient son âme.

Élevée par une mère bonne et aimante qui l’a éduquée intuitivement et suivie patiemment dans son cheminement, Lou a toujours cru en sa bonne étoile et se savait placée sous l’aile protectrice de quelque bonne fée. Et cela même si elle est persuadée que sa mère et sa grand-mère tenaient plus de la sorcellerie que de la bondieuserie.

Avec sa chatte sur les talons - surtout occupée, il faut bien le dire, à attraper des souris et des mulots -, Lou s’est pendant de longues heures littéralement perdue dans la cave. Fébrile, elle a d’abord damé le périmètre à nettoyer et c’est à la lampe frontale et au pif qu’elle entreprend le travail minutieux des fouilles du sous-sol de la vénérable demeure. L’imaginant peuplée de fantômes tapant du pied à la porte pour réintégrer un présent qui fuit de toutes parts, Lou est là, toute seule, en rade, les mains moites, l’œil hagard et le cœur en jachères. Sans boussole et sans repères, il n’y a pas de marche arrière. Ainsi pressurisée, elle se concentre sur sa respiration et tout en elle s’apaise peu à peu et après un long moment, elle se sent prête à accueillir fantômes, spectres et autres dames blanches.

Lou s’assied, ferme les yeux, ouvre tout grand son esprit et son cœur. Elle sent et ressent leurs présences jusqu’à en – presque - percevoir leurs souffles sur sa nuque. Elle se laisse doucement et quasi imperceptiblement imprégner de cette étrangeté dérangeante, certes, mais fondamentale. Et ô combien trippante.

Ses années d’Afrique animiste où la magie – qu'elle soit noire ou blanche - n’est jamais loin et où tout possède son esprit propre l’ont préparé à côtoyer autant les vivants que les morts et lui ont enseigné l’ouverture d’esprit et l’acceptation de phénomènes aussi inexpliquées qu’inexplicables. Et surtout à ne pas en avoir peur.

Tout ce temps passé à déterrer les vestiges, à recoller les fragments épars de toutes ces vies, de ces parcours et de ces destinées pourrait servir de matériaux à la recomposition de son une histoire faite de mouvance et d’errance à l’aune d’une sororité familiale assumée.

Toujours dans la cave enténébrée, une porte donnant sur une petite pièce obscure force la curiosité de Lou. À travers les toiles d’araignées, sur la porte, un avertissement on ne peut plus clair : ATTENTION - À OUVRIR AVEC PRÉCAUTION. Sous l'écriteau, est punaisée une grande enveloppe qu'elle prend soin de ne pas abimer en l'arrachant avec ménagement de la porte. s ~~sont punaisées trois enveloppes cachetées dont l'une lui est adressée tandis que les deux autres le sont à sa fille Alice et petite-fille Juliette.~~ Elle entrouve la porte, fait de la lumière et, impavide, demeure un long moment sur le seuil, qu'elle ne franchira pas. Pour le moment du moins.

En rebroussant chemin, elle songe qu’on ne se rend pas bien compte de la valeur et de la solennité d’un moment jusqu’à ce qu’il devienne un souvenir et aille rejoindre les autres dans un lieu tenu secret et précieux de la psyché où il sera inscrit à tout jamais.

***

C’est sous le tambourinage des pics sur la vieille toiture de tôle et sous les regards indifférents d’une demi-douzaine de corneilles juchées sur les fils électriques qu’elle aspire goulûment l’air froid de cette fin d’après-midi d’hiver. Elle ressent bientôt les bienfaits du soleil sur sa peau. Voilà des semaines que l’hiver n’égrenait plus que quelques rares belles journées ici et là et que les rayons obliques du soleil de janvier n’avaient autant dardé en se mirant sur les surfaces nouvellement glacées par la pluie du dernier redoux.

Dans tout son être exsude cette douce sensation d’être arrivée à bon port, d’être au bon endroit, au bon moment et qui parvient à laver son esprit et à essorer ses peines. L’avenir, le sien, le leur, celui de la planète, l’effraie encore et les gens l’épuisent toujours autant, mais elle sent en elle une telle soif et une telle force, nouvelle, décuplée en une inaltérable soif et audace de vivre.

Ses années d’enfance passées dehors à s’ébaudir ont sans doute été les plus belles de toute sa vie. Mais, évidemment, elle l’ignorait. Comme elle ignorait que tous ces chemins de traverses empruntés, tous ces changements de cap opérés, ces hésitations et toutes ces contradictions seraient ce qui aujourd’hui la décrirait le mieux. Et qui, d'autant, la fortifierait.

Si c’est souvent par le manque qu’ils créent en nous que les choses et les gens apparaissent dans toute leur ampleur et dans toute leur envergure, Lou sait que rien de tel n’adviendra car elle a une foi inébranlable en elles.

Sur la grande enveloppe Lou découvre, sous la calligraphie si particulière et si bellement soignée de sa mère, un court poème. À l'intérieur, trois enveloppes adressées à Juliette, Alice et la dernière pour elle-même.

~~À Lou~~

De l’aube naissante aux reflets rosés

Cédant la place au rougeoiement du matin

Puis à la splendeur éclatante du jour.

À la quiétude du soir

Jusqu’à ce que l’opacité de la nuit

Tombe sur ce jour unique.

Ma vie est en perpétuel mouvement,

Je ne veux rien retenir.

Kyoto, printemps 2022

***

- Vous êtes bien dans la boîte vocale d’Alice et Juliette, nous ne sommes pas là pour le moment, mais laissez-nous un court message et nous vous rappellerons.

- Allo chérie, c’est maman. J’espère que tu vas bien et que Juliette aime ses nouveaux patins. Écoute, j’aimerais bien te parler. Rappelle-moi, svp, quand tu auras une minute. Ce n’est pas urgent.