Février 2015 - C’est fou comme le grand serpent de la vie se mord la queue. C’est fou comme la grande horloge du temps se répète encore et encore.

La cellule de North Troy, Vermont, n'était qu’une des multiples petites unités d’action clandestines qui fourmillaient aux États-Unis en cette année préélectorale. Une vague de jeunes exaltés qui succédait à une autre pour monter au front et nourrir les mêmes idéaux de justice sociale. C’est toujours un peu pareil en fin de compte. Pareil, mais pas vraiment finalement.

En fin de règne, l’Amérique d’Obama ne cessait de montrer des signes de faiblesse. L’obsession à suivre les règles et l’impasse dans laquelle cette administration s'était doucement et méticuleusement fourrée avait attisé les braises de la rébellion. À la grandeur du pays, s'émancipaient et se structuraient les milices armées d’allégeance contraire. L’espoir et la dignité s’éteignaient au profit de la rage et de la tromperie. La droite radicale montait en puissance, fourbissait ses armes. Les Antifas n’allaient pas se laisser faire.

Une nouvelle génération gauchiste affluait aux barricades pour en finir avec une Amérique incapable de s’affranchir de son histoire, de ses injustices, de ses démons fondateurs. En finir avec cette Amérique états-unienne qui ne s’occupait que d’elle-même. Cette nation et son péché originel, qui s'auto proclamait indispensable. Un ego monstre enveloppé de bons sentiments qui se permettait de policer le monde, mais qui, tout compte fait, n’entretenait que ses privilèges. Un empire à la dérive qui devait être cassé une bonne fois pour toutes.

C’est ainsi que s'était tissé un vaste réseau d’insurgés internationalistes. Alimenté par toutes les mouvances de gauche que le monde peut encore contenir. Une seule destination : Washington. La révolution du vingt-et-unième siècle serait américaine.

De partout, les armes entraient au pays. De partout les soldats de la liberté affluaient sans que personne n’y porte attention, que personne n’allume… en sous-marin, sous le radar. Les armes transitaient du sud, du nord, de l’est et de l’ouest. Les milices Antifa fourbissaient leurs forces pour le grand affrontement qui n’aurait jamais lieu. Andrew Creighton et ses amis de North Troy, dans toute leur innocence et leur naïveté, y croyaient dur comme fer. Comme des générations avant eux avaient cru que l’Internationale ouvrière socialiste allait réinventer le monde et changer le cours de l’histoire.

Qui aurait pu imaginer Hamelin Transport, entreprise canadienne, somme toute modeste et sans histoire, dans le rôle d’une des chevilles ouvrières du plus vaste réseau de contrebande d’armes vers les États-Unis ? L’actrice d’une logistique savamment chorégraphiée mettant en scène une coalition improbable de tous ceux qui n’en peuvent plus d’une Amérique inégalitaire, hypocrite, irrespectueuse de la terre ? C'était la coalition des mal-aimés, des laissés pour compte, des jeunes maganés, des ostracisés, des travailleurs américains à douze piasses de l’heure autant que des humiliés de partout dans le monde. Une espérance nouvelle qui passait par l’affrontement direct, la guérilla. Une espérance en forme de Kalachnikov qui passait les frontières par camion, par bateaux, par avions, par tous les moyens.

Par quel rebondissement de l’histoire cette famille bien ordinaire, les Hamelin, s’était- elle trouvée mêlée à tout ça ? Près de soixante ans après l’explosion de l’usine La Grenade et plus de cinquante après la ferme du Québec Libre de Saint-Anne-de-la-Rochelle et la crise d’octobre, le nom Hamelin s’inscrivait encore une fois en périphérie d’événements historiques et dramatiques. Il y avait quelque chose de tristement ironique là-dedans pour Linda et sa descendance.

❆❆❆

Il était finalement 15h à son arrivée chez Victor à San Diego. La maison située sur les hauteurs de La Jolla était de toute évidence bien protégée. Linda descendit de la limousine, régla la course au chauffeur comme si de rien n’était et se dirigea vers la porte principale. Du coin de l’œil, elle aperçut quelques gardes armés en retrait dans les buissons de l’opulente résidence. Ce que personne d’autre ne savait, c’est qu’eux aussi étaient surveillés. Durant le vol vers la Californie, les Services secrets canadiens et la CIA avaient mis sur pied et déployé une escouade sur le terrain pour assurer la sécurité de Linda, Léo, Victor, sa conjointe Arancha et leur petite Mirna qui venait à peine de fêter son premier anniversaire.

Dans la salle de séjour baignée de lumière, la vue de l’océan et des surfers était spectaculaire. Mais cela était bien futile en regard des enjeux auxquels était confronté le trio familial assis sur les fauteuils confortables de cet espace qui était destiné à la contemplation et à la détente. La tension était à couper au couteau. Qui parlerait en premier ? Les chauffeurs qui avaient kidnappé Léo et Victor avaient tôt fait d’être remplacés par ce qui semblait être des chefs de l’organisation. Une femme et deux hommes, des latinos sans doute, bien que les yeux verts et les cheveux relativement clairs de la jeune femme paraissaient très singuliers.

Un des deux hommes, un peu en retrait, était accroché à son portable et discutait à faible voix, mais de façon agitée avec son interlocuteur. Victor et Linda percevaient quelques bribes de conversation ici et là. Léo, lui, n’y comprenait rien. Il n’avait jamais fait l’effort pour comprendre ni parler l’espagnol, même s’il avait beaucoup voyagé en Amérique du Sud et que sa famille si proche était biculturelle.

L’homme termina son appel et entra, le regard inquisiteur, dans la grande pièce illuminée. Après un moment d’un silence lourd et de regards obliques, Linda prit l’initiative de la conversation. « Très bien » dit-elle. « Nous ne ferons pas de vagues. La sécurité de ma famille passe avant tout. Que désirez-vous que nous fassions ?».

« Mais rien du tout, señora Hamelin. Rien du tout. Ce sera business as usual. Vous n’avez rien vu, vous m’entendez ? Vous n’avez absolument rien vu ».

S’approchant de la grande baie vitrée, le regard porté à l’horizon, il ajouta : « Je pense que pour le moment cependant, nous allons prendre soin du vieil homme. Question de nous assurer que vous ne déballiez rien à personne. Juste une précaution. Il sera bien traité. Comme un homme de son rang, si vous voyez ce que je veux dire ».

Non, justement, Linda, Victor et Léo ne voyaient pas du tout ce que cela signifiait.

D’un mouvement de tête, l’homme indiqua à deux gardes d’emmener Léo dans le garage pour monter dans une Jeep Cherokee vert bouteille un peu décatie. Le genre de véhicule qui avait servi la cause plus d’une fois et qui passait vraiment inaperçu.

Après les instructions d’usage au chauffeur et ses acolytes, l’homme revint dans la salle de séjour. « Nous ne lui voulons aucun mal, croyez-moi. Notre entreprise est noble. Nous voulons plus de justice sur cette planète, et l’ordre des choses doit être changé. Votre mère est une femme d’exception, une inspiration pour nous tous. Elle a été la mère du mouvement, et jamais nous ne voudrions faire de tort à ses enfants et à sa famille. Tout ce qu’on vous demande c’est de coopérer et de faire profil bas. Ne vous inquiétez pas pour la suite. Nous vous protégerons ».

Pendant tout ce temps, la femme scrutait Linda de long en large, de pied en cap. Qu’avait-elle donc au juste ? Pourquoi cette attention si méticuleuse ?