Et c’est ainsi que, par ce petit dimanche matin pluvieux, ils vont ensemble vers l’histoire commune qui leur a si longtemps échappée. Martin conduit. Il s’est entendu avec l’infirmière en chef de la résidence de Simone pour qu’elle l’avertisse d’un « bon jour », une de ces rarissimes journées pendant lesquelles sa mère semble parfois un peu en contact avec la réalité. Louis est assis du côté passager et Mélanie derrière. L’infirmière a demandé à Louis de tenter de ressembler le plus possible à son père.

- La mémoire émotionnelle est le dernier stade de la maladie, a-t-elle assuré. C’est la faculté qui n’est jamais altérée… Les situations où Simone a ressenti des sensations, de la joie intense, de l’amour, de la peur, sont mémorisées sous une forme essentiellement émotionnelle. La patiente est incapable d’identifier la personne, mais à travers son regard, ses gestes, ses expressions ou ses attitudes, l’émotion revit. Cela ne veut pas dire que ça va forcément se produire avec Simone.

Louis n’a aucune crainte de ce qu’il pourrait apprendre aujourd’hui. Il sait être en train de recoller des morceaux de sa vie familiale. Il se surprend à le dire tout haut: - On recolle ensemble les morceaux et on en sera que plus forts.

De côté, il perçoit le sourire de Martin. Un sourire presque complice. Se tournant vers Mélanie, il ajoute :

- Vous connaissez l’art du Kintsugi? »

Martin et Mélanie font un non vigoureux de la tête.

- C’est un art japonais. L’histoire prétend qu’à la fin du xv siècle, un shogun renvoie en Chine un bol de thé endommagé pour le faire réparer. Le bol revient avec de vilaines agrafes métalliques. Ashikaga Yoshimasa ordonne alors à ses artisans japonais de trouver une réparation plus esthétique. Ce qu'ils font au moyen de laque saupoudrée de poudre d'or, sans aucunement essayer de cacher les réparations, mais en les mettant plutôt en évidence pour en tirer parti. Ainsi l'objet réparé acquiert une valeur encore plus grande que l'original. C'est ce qui arrive quand on prend en compte le passé, l’histoire et les accidents éventuels qui ont pu arriver. La cassure ne signifie plus la fin, mais un renouveau, le début d'un autre cycle et une continuité. On ne cache pas les réparations. En fait, on les met même de l’avant. Ces brisures familiales que nous apprenons à réparer font de nous de meilleures personnes peu importe ce que nous apprendrons peut-être aujourd’hui.

Le silence s’installe dans la voiture, doux, harmonieux, un de ces silences qui se pelotonne dans la mémoire émotionnelle justement, et les trois en sont conscients.

-J’ai un élément nouveau dont je veux vous parler, dit Louis. En repensant à ma conversation avec maman, une information s’est imposée. Ce moment où elle m’a dit être tombée sur un vieil article de journal dissimulé, ce fait divers qui racontait la mort par noyade d'une jeune femme prénommée Clara.

Martin et Mélanie manifestent clairement leur intérêt en retenant leur souffle.

-J’ai rappelé maman pour savoir si elle avait gardé l’article et quand elle m’a répondu non, je lui ai demandé si par hasard, elle se souvenait, même vaguement, du nom de famille de Clara ou de la date de parution ou du nom du journal.

Louis fait une pause totalement exaspérante pour ses deux camarades.

-ET??? ET ALORS???? s’exclame Mélanie qui ne se contient plus.

-Le nom de famille de Clara est Garneau. Clara Garneau. Ma mère en est absolument sûre. Il se trouve que son poète préféré est Saint-Denys Garneau. Voilà le lien qu’a fait sa mémoire. Elle ne se souvient plus du tout du nom du journal, pas plus que de la date de parution de l’article. Mais on peut en avoir une idée approximative en se servant comme point de départ du décès de mon père. Maman a découvert l’article alors que le tempérament de papa devenait de plus en plus lourd depuis quelques années. Je l’ai beaucoup questionnée et elle s’est souvenue que lorsque j’avais autour de dix ans, il l’a avertie qu’il irait seul à une réunion des anciens de son collège dans une auberge louée pour l’événement. Elle n’a pas pu jurer que cette auberge se situait près d’un lac. Mais je suis sûr qu’on tient là le début de quelque chose de solide. Ça nous donne en plus une idée des questions à poser à ta maman, Martin, vers quoi diriger la conversation en tout cas.

De la banquette arrière, Mélanie acquiesce.

-Je n’en ai pas eu le temps encore, mais ce que l’on pourra faire ensuite si nous n’en apprenons pas assez de Simone, ce sera d’aller à la Grande Bibliothèque consulter les archives des journaux, peut-être pourrons-nous avoir d’autres détails, la date de l’accident par exemple. Avec en main le nom complet de Clara et la date de son décès, nous pourrons ainsi compléter l’histoire et peut-être même trouver des témoins encore vivants?

Martin tape sur le volant en disant : -Alors là, chapeau!

Simone, assise dans un fauteuil de velours rose, regarde droit devant elle. Ses vêtements, bien que propres, sont froissés et couvrent son corps vraiment maigre comme s’ils n’étaient que chiffons. La pièce plongée dans une semi obscurité suinte non pas la tristesse mais l’absence. Une pièce absente comme le sont la plupart des gens qui y circulent. Elle est assise et attend. Elle ne sait pas quoi. Sa tête est vide de pensées, elle regarde droit devant, droit devant, elle regarde… sans jamais se demander quoi ni pourquoi. L’infirmière s’approche et pose la main sur son épaule :

-Simone? Simone, vous avez des visiteurs aujourd’hui.

-Des visiteurs? Bien… bien.

-Ils sont à côté et voudraient vous voir.

-Bien…

-Je peux les faire entrer?

-Bien, des visiteurs. Bien.

L’infirmière se dirige vers la porte et fait signe au trio qu’ils peuvent venir. Simone la suit des yeux. Elle voit entrer Martin sans réagir, puis vient Louis suivi de très près par Mélanie. Au moment précis où ces deux derniers passent la porte, Simone se métamorphose. Elle se tient debout, toute droite, s’avance vers Mélanie, la serre dans ses bras et dit :

-Clara ma douce Clara enfin réunie avec l’amour de sa vie.

Elle tend ses bras vers Louis et les enlace tous deux très tendrement, en répétant :

-C’est si beau votre amour, si totalement beau et pur.

Son visage s’illumine d’une lumière intérieure très puissante. Elle se tient tout près d’eux, caresse le visage de Mélanie puis celui de Louis. Elle semble totalement heureuse pendant quelques secondes, puis ses yeux se vident. La lumière s’éteint. Elle s’éloigne, se rassoit. Son corps semble prostré, ratatiné sous le coup subit d’un mauvais sort.

-Désolée, vous n’en tirerez rien d’autre aujourd’hui, dit l’infirmière.