Il n’y a rien que j’aime plus que les aurores tranquilles; le réveil au chant du coq, encore en chemise, l’air matinal que je respire à pleines goulées pendant que je nourris les poules qui ont fait le trajet avec moi sur le même bateau. Elles me reconnaissent et caquètent de plaisir sachant que les bons grains vont bientôt pleuvoir autour d’elles.

Puis, après ce bain d’oxygène, je rentre pour enfiler corset, jupons, jupe et collet qui part de la poitrine et vient enrober mes épaules d’un voile pudique. Finie la liberté de la tête nue et du corps déchargé de son carcan. Que j’envie Adsila et son pagne libérant ses jambes musclées et une simple peau tannée sur son corps bronzé. Je mets mon bonnet et j’attache mon long tablier qui descend au niveau de ma jupe juste au-dessus de mes chevilles. Mon mari me regarde toujours avec un regard désapprobateur devant mon attitude libertine des premières heures du jour. Mais le travail n’attend pas et le voici au champ. Je reste à la maison, que nous avons construite de nos propres mains après les longues heures de labeur sur la terre, pour la nettoyer, préparer les repas et tisser les fils que je vais coudre ensuite pour nous fabriquer de jolis vêtements, pour nous et pour notre descendance qui s’est déjà creusée un nid dans mon ventre bien rond. Une dame plus âgée qui vivait dans mon quartier défavorisé m’a enseigné les rudiments du tissage et de la couture. J’étais une bonne élève plus pour lui plaire et la voir sourire que par intérêt. Aujourd’hui je la remercie du fond du cœur pour cet apprentissage si pratique dans ma nouvelle situation. Avec les vieux vêtements usés je fabrique des courtepointes et des tapis qui viendront égayer notre foyer et le rendre plus confortable.

Mon amie revient souvent me voir travailler, intriguée par mes outils de couture, de broderie, de tricot, par mon balai, par ma lingerie. Elle-même m’a initiée aux arts autochtones, ces magnifiques ornements perlés représentant des formes géométriques entremêlées, des étoiles, des reproductions des astres célestes. Les artisanes aux mains agiles utilisent des perles de bois, d’os, de coquillages, de dents d’animaux, tout ce que la nature peut leur pourvoir. Elles se servent aussi de poils d’orignal, de piquants de porc-épic, des plumes de divers oiseaux. Tout est recueilli et recyclé pour leur art quotidien, pour décorer leur tipi autant que leurs personnes. Les guerriers aussi sont ornés selon leur propre signature, selon leur nom de soldat. La nécessité est toujours présente d’avoir des combattants forts et belliqueux, il est donc primordial de maintenir leur fierté grâce à ces oripeaux.

La rivalité entre les Iroquois et les Algonquins s’est bâtie sur une vieille chicane de territoire, mais avec notre arrivée la lutte devient impérative pour les Iroquois de nous chasser de leurs terres, ce qui les occupe plus haut sur le fleuve pour le moment du moins. La vie s’écoule, tranquille, mais plus pour longtemps. Des mercenaires arrivent de partout, bouleversant l’ordre établi entre nous et les Indiens. Ils boivent, festoient bruyamment et s’immiscent de plus en plus dans notre village, harcelant les femmes et bousculant les hommes. Ils affichent un mépris violent envers les Algonquins et reluquent leurs femelles sans gêne. Des rustres. Nous les craignons plus que les ‘’Sauvages’’ qui, eux, sont pacifiques, amicaux et sages. Notre existence si bien rodée prend une tournure vraiment déplaisante et notre sécurité est menacée par ces hommes engagés pour nous protéger. Une délégation de fermiers s’est formée pour aller présenter nos doléances au sieur Juchereau de Maur mais il a semblé aussi désarçonné que nous, la requête venant d’une plus haute instance. Les travailleurs sont retournés à leur labeur sur la promesse que le notable allait consulter les chefs de Québec.

Malgré cette atmosphère lourde de craintes, j’accouche de mon premier fils, Gabriel, un garçon joufflu et tout rose à la chevelure aussi blonde que celle de son père, qui gonfle le torse de fierté. La lignée est assurée et rien ne peut lui faire plus plaisir. Nous avons entamé notre mission de bien belle façon, et nous sommes persuadés que ce n’est que le début.