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Le jour est levé depuis un bon moment déjà lorsque Julie se résout enfin à s’extirper du lit. Ce n’est pas la grande forme ce matin. La nuit a été longue à attendre un sommeil qui n’est venu qu’au petit matin. N’eut été des miaulements répétés et éminemment théâtraux de Croquette, la chatte, elle serait sans doute toujours au lit. Après avoir rempli sa gamelle de nourriture sèche et changer l’eau, elle allume la cafetière et remplit le petit filtre métallique de café colombien tout juste moulu. Elle s’assied un moment, le temps que l’eau passe sur le café. Et pour vérifier d’éventuels messages.

Rien.

La jeune femme se lève pour se verser un café fumant et s’attarde un moment à la fenêtre de la cuisine, là où est installée une grande mangeoire pour les oiseaux. Sa brusque arrivée à la fenêtre surprend quelques mésanges qui se précipitent des grands cèdres. Il n’est pas rare de voir un écureuil prendre la mangeoire d’assaut et l’assiéger de longs moments; ce qui a l’heur de lui déplaire souverainement.. Quelques juncos grapillent les graines de tournesol qui jonchent le sol alors que quelques placides corneilles observent la scène avec intérêt depuis la corde à linge.

Dans le ciel de cette fin octobre, quelques lourds nuages se sont malmener et charrier par les forts vents affairés par ailleurs à dévêtir deux grands bouleaux et un petit érable à sucre. La journée sera belle, se dit Julie qui aime bien étirer ainsi le temps, un instant à la fois.

Son cellulaire s'illumine et ses vibrations le font se mouvoir sur la surface lisse de la table de travail. Julie l’empoigne, constate que le cadran indique un numéro inconnu. Pas de nouveau message non plus.

Elle laisse courir.

Julie Deschamps est une bien involontaire célibataire de 40 ans aux yeux pers, de petite taille et à l’épaisse chevelure prématurément grise. Si elle a songé plusieurs fois à quitter son métier d’enseignante au cours des dernières années, c’est un épuisement professionnel qui la tient éloignée actuellement de sa classe à l’école primaire du quartier.

Ses premières années d’enseignement ont été pour elle une source de grand bonheur qui l’ont épanouie et qui ont fait évoluer son envie initiale pour l’éducation et la transmission de connaissances en véritable passion. Côtoyer des enfants au quotidien dans « sa » classe et avec « son » groupe l’ont comblé et rempli de joie. Elle avait alors la conviction intime et profonde d’être véritablement à sa place auprès de ces enfants issus d'un milieu populaire et, qui sait, de les aider à se distinguer et à se hisser vers les sommets.

Et puis cette passion s’est émoussée au fil des ans et sous les coupures budgétaires drastiques et les nombreux et très fréquents changements dans les programmes pédagogiques. « Sa » classe est devenue trop petite et « son » groupe, beaucoup trop gros. Sa tâche d’enseignante a par ailleurs tellement changé et augmenté qu’elle a lourdement hypothéqué sa vie amoureuse et réduit peu à peu sa qualité de vie comme peau de chagrin.

Sur les conseils de son médecin de famille, elle marche tous les jours, fait un peu de course à pied, va au gym deux fois par semaine et sort assez souvent à vélo puisqu’elle n’a pas d’auto.

Son cellulaire vibre à nouveau sur la réception d’un autre appel entrant. Décidément... Elle vérifie à nouveau. Numéro inconnu aucun nouveau message.

Julie peine à se distancier de son cellulaire. Elle sait qu’elle doit le délaisser plus souvent, l'éteindre et l’oublier mais elle n’est pas encore prête à ce qu’il demeure totalement muet. La plupart du temps, quand il affiche un numéro inconnu comme c’est le cas à répétition ce matin, elle ne répond pas. Ce qui ne l’empêche pas de surveiller de façon compulsive les Facebook, X, Instagram, Tiktok et, surtout, Tinder, du coin de l’œil.

On ne sait jamais...

Bien malin qui aurait pu deviner que Mademoiselle Julie, comme l’appellent ses élèves, deviendrait accro aux réseaux sociaux ? Elle est consciente qu’il lui faut décrocher du virtuel et reconnecter au réel afin de se désintoxiquer de la vie en ligne. La pandémie a de surcroît amplifié son grand basculement dans le numérique et le télétravail. Elle tâche de corriger peu à peu cette situation qu’elle vit telle une honte et qui l’accable.

Julie est une bonne cinéphile et lectrice aguerrie. Elle fréquente assidûment la bibliothèque et le cinéma de son quartier. À cet égard, elle s’est inscrite il y a quelques mois à des ateliers et à un club de création littéraire consistant à écrire des textes variés - à l’instar d’une demi-douzaine d’autres amoureux des lettres et dans un parfait anonymat -, et à se rencontrer à intervalles réguliers pour échanger et discuter. Au début, elle ne savait pas trop dans quoi elle s’embarquait, mais elle s’est découvert un réel engouement pour l’écriture. Ainsi, elle rédige ces jours-ci un texte traitant du passage des saisons. Pas très original direz-vous, mais fichtrement efficace et agréable si on en juge par le plaisir que la jeune femme semble y trouver.

Tout en buvant son café, Julie relit ce qui l’a tenu éveillée une partie de la nuit.

L’automne a effacé une à une les traces laissées par l’été et seules demeurent désormais quelques taches de couleurs dissimilées ici et là dans les champs et sur les parterres. Les gels récents et successifs ont recouvert de givre ce qui étaient jusqu’à tout récemment des potagers, des plates-bandes et des boîtes à fleurs. On a beau s’y attendre, cette flétrissure de tout ce qui hier encore était une nature vivante, épanouie et nourricière, attriste toujours un peu.

Nouveau vrombissement de son cellulaire pour un appel entrant. Numéro inconnu. Un autre.

- Ils rappelleront.

Octobre avait annoncé ses couleurs un peu plus tard cette année et le soleil a depuis poursuivi son lent et inexorable déclin. En plus de faire s’allonger les ombres, cette inclinaison offre une nouvelle perspective partout où darde la lumière oblique de ses rayons. Toutes ces feuilles et ces couleurs aux teintes et tons appuyés qu’affichent les arbres et les buissons finiront bientôt par crisser sous les pas en bruissements soyeux et craquements vifs. Les mélèzes ont retrouvé cette couleur ocre jaune et solaire si particulière qu’ils adoptent avant de perdre leurs épines, qu’on pourrait les croire habités de leur propre lumière. Comme si un artiste avait secoué ses pinceaux et éclaboussé tous les alentours créant une formidable œuvre d’art composée d’une myriade de taches irisées et nacrées. »

Bientôt novembre...

- Et puis merde, fait Julie pour elle-même en entendant vibrer à nouveau son cellulaire.

Bientôt novembre nous aura fait oublier les temps plus doux et plus cléments de l’été en allé et ce sera à grands coups de morsures incisives et de froides meurtrissures, qu’il nous fera crouler sous le poids des premières neiges mouillées et lourdes de décembre. Suivront par la suite les splendeurs de l’hiver qui effaceront ce passage ingrat, mais obligé, d’une saison à l’autre.

À demi satisfaite de son texte, Julie sait que la perfection est une vue de l’esprit et que le mieux est souvent l’ennemi du bien. Et date limite oblige... Une dernière sauvegarde puis elle clique sur la touche « envoyer ». L’institutrice adore ces moments de fébrilité et d’émois pour la suite à venir. Elle ne pourrait plus se passer de ces élans de créativité et de liberté qui la font se sentir tellement vivante.

- C’est pas vrai ! lâche-t-elle, excédée, en empoignant son cellulaire dont l’écran affiche l’indicatif 819.

- Oui allo ! dit-elle avec un peu trop de véhémence.

- Oui, c’est moi, c’est à quel sujet ? demande-t-elle sur un ton beaucoup plus posé.

Dès qu’elle comprend que son interlocuteur est de la police, son esprit s’affole et, bien sûr, elle appréhende aussitôt le pire. Le policier, froid et procédurier, lui dit qu’il aimerait s’entretenir avec elle d’une affaire la concernant.

- Heu... Quelle affaire ? S'enquiert-t-elle, incrédule.

Après les questions d’usage afin de bien établir son identité, Julie apprend qu’il s’agit de la possible disparition de son père, Roger Desjardins, 69 ans, sur le territoire couvert par la Sureté du Québec du Nord-du-Québec -secteur Chibougamau. Parti à la chasse une semaine plus tôt, on serait depuis sans nouvelles de lui.

Julie a soudainement les mains moites, le cœur qui bat la chamade et la vue qui se brouille à tel point qu’elle doit prendre appui sur le comptoir de la cuisine. Mille scenarios et mille images lui traversent l’esprit.

Julie reprend ses esprits et annonce à l’officier qu’elle va réfléchir à ce qu’elle entend faire et promet de le rappeler avant la fin de journée. Ce dernier insiste sur le fait que sa présence sur place serait « hautement » souhaitable et faciliterait « grandement » les procédures.

Depuis son départ pour la grande ville où elle a étudié et trouvé du travail, les raisons de retourner chez-elle se sont faites plus rares et le décès prématuré de sa mère alors que Julie avait 15 ans combiné aux relations quelque peu tendues avec son père n’ont fait qu’accentuer son peu d’enthousiasme et d’empressement à y retourner.

Native de Chapais, petite localité située à quelque 40km de Chibougamau, Julie a quitté la région comme tant d'autres jeunes avant et après elle pour aller étudier « dans l’sud ». Son père est veuf et retraité de la mine d’or de la Goldcorp Mining Group. Cet homme taciturne vit seul depuis le décès de sa femme ce qui, en sa qualité de fille unique, fait d'elle la première - et seule - répondante.

Et merde ! murmure Julie autant de dépit que de frustration, manquait plus que ça !