Ça y est, le pire scénario envisageable pointait déjà le bout de son nez. Ekuanitshit avait été fouillé de fond en comble, les maisons mises à feu et à sang. Des patrouilleurs avaient~~ont~~ confirmé la présence de quatre individus en fuite, incluant deux femmes correspondant à la description de Delphine et Eva. Quatre persécuteurs se dirigeaient~~ent~~ tout droit sur la rive.

- On a dix minutes. On ne peut pas fuir, nous n’avons pas le temps de couvrir les traces de notre passage. Il faudra les duper autrement, affirma Paco.

- Les salauds, lança Shikuan d’une voix tremblante. Ils gouteront à leur propre médecine.

Une étincelle enflamma les pupilles de Shikuan. Elle fermait le poing en pensant à ce que ses frères, ses nièces, ses parents et ses amis avaient~~ont~~ subi alors que les policiers fouillaient et incendiaient la réserve. La situation lui évoquait les plus douloureux souvenirs de son enfance, remontant à son esprit telle une nuée ardente. La panique dans le visage de ses parents, qui l’emmenait elle, ses frères et Paco au plus profond de la forêt boréale. Elle se rappela la vive douleur de son retour à Ekuanitshit, alors que tous ses amis avaient été enlevés par d’horribles religieux. Ces images brulées dans son esprit alimentaient sa furie. Cette fois-ci, elle ne se cacherait pas des oppresseurs. Elle n’avait aucun désir de les tuer – non, elle s’était promis de ne jamais s’abaisser au niveau abyssal de ces monstres. Elle était cependant prête à leur offrir la plus importante leçon de leur vie.

- Je sais ce qu’on va faire. On va les emmener en « voyage », manigança Shikuan. Eva, Delphine, vous resterez cachées dans la cave jusqu’à mon signal.

- Il y a une cave ici? s’étonna Eva.

- Oui, la trappe est à l’extérieur, cachée sous la pile de branches. C’est une bonne nouvelle que tu ne l’aies pas remarquée, avec un peu de chance, les policiers ne la verront pas non plus. Expliqua Shikuan, énergisée par son plan.

- Super, mais de quel genre de voyage on parle? questionna Delphine.

Shikuan sortit un petit sachet de sa poche. Il contenait des morceaux de champignons séchés.

- De l’amanite tue-mouche, précisa Paco. Juste assez pour les faire délirer.

- Du muscimole… Ça peut vraiment être un hallucinogène puissant. Mais comment est-ce que des policiers accepteront de faire un trip aux champignons? S’inquiéta Delphine.

- Fais-lui confiance, Delphi. Ce n’est pas la première fois que Shikuan le fait, lui assura Eva.

Paco passa une couverture et une carabine à Delphine et Eva.

- Ne tirez que si le plan tourne au vinaigre. Vous pourrez sortir lorsqu’on criera pishimuss[1].

***

Quatre hommes en uniforme frappèrent à la porte. Il y avait un grand gringalet blond, un moustachu bedonnant, une armoire à glace roux et un petit homme ridé. Tous avaient des traces de cendre et de suie sur leurs vêtements, et du sang séché ornait les manches du moustachu.

- Rentrez, rentrez, soyez les bienvenus! Je m’appelle Marie. Que peut-on faire pour vous? » chantonna Shikuan, d’un faux air chaleureux.

- Quatre individus sont actuellement en fuite, accompagnant une dangereuse sataniste et une homosexuelle enceinte. Avez-vous vu de tels individus? entama le grand homme.

- Mon Dieu, quelles horribles femmes! J’espère que vous les trouverez bientôt, messires, dramatisait Shikuan.

- J’ai pêché toute la journée ici, et je n’ai vu personne passer par ici, menti Paco. Peut-être pourrions-nous vous aider en vous montrant les racoins de la région? proposa-t-il gentiment.

- Merci de votre coopération. Nous pourrions aussi bien prendre un verre, affirma le bedonnant. Nous avons eu une journée… fatiguante, riait-il avec ses collègues.

Fatigués d’avoir détruit, embrasés, et surement tué, pensait Paco, fixant son uniforme souillé de taches brunâtres. Le sang de Shikuan bouillait dans ses veines, mais elle jubilait. Le plan se déroulait à merveille : leur soif de boisson les avait dirigés tout droit dans son piège.

- Bien sûr messieurs. Allez fumer avec Alphonse, il vous décrira les alentours.

Paco dévisagea Shikuan, retenant un rire. De tous les noms de Blanc qu’elle aurait pu lui donner, pourquoi l’appeler Alphonse? Il secoua la tête et plaça cinq buches autour de la table. Sur le feu bouillait déjà l’amanite dans un fond d’eau : quelques secondes encore suffiraient à créer un élixir hautement hallucinogène. Shikuan versa l’ensemble du liquide dans la bouteille de gin forestier à moitié pleine.

- Voici votre gin, sourit Shikuan en déposant un verre devant chacun des hommes. Servez-vous!

- Par simple précaution, je demanderais à votre mari de boire en premier. Vous me semblez de bons chrétiens, affirma le policier roux en pointant le crucifix sur la porte. Cependant, on ne peut prendre de risque dans la situation actuelle.

Shikuan ressentit un haut-le-cœur en entendant le policier appeler Paco « son mari », mais elle continua à sourire à grandes dents.

- Bien sûr, je boirai volontiers en premier! s’extasia Paco, prêt pour ce voyage inattendu. Et je vous comprends, messieurs, on ne sait jamais de nos jours qui pourrait vous faire du mal.

Paco but le liquide psychotrope sans trop d’inquiétude : il était d’un grand gabarit et connaissait déjà les effets du champignon sur sa personne. Les persécuteurs, cependant, auraient~~ont~~ droit à une surprise terrifiante. Dans les premières minutes, les hommes armés complimentaient les saveurs uniques de la boisson : rafraichissante et boisée, à l’image de la forêt boréale. Paco sortit une carte de la région, un stylo à la main. Il encerclait des endroits inhabités au nord-est d’Ekuanitshit, leur indiquant où les fugitifs auraient pu se cacher. Il espérait que si l’intoxication ne se passait pas comme prévu, ils se dirigeraient quand même vers ces endroits déserts plutôt que de raser les réserves et villages voisins.

- Les boys, c’est moi ou la carte… s’agrandit? s’inquiétait le grand policier.

- Ben voyons Giles, t’es déjà saoul? ricanait l’homme roux.

Vingt-deux minutes. Les premiers effets du muscimole avaient~~ont~~ été atteints en vingt-deux minutes. Le voyage pourrait bientôt commencer. Alors que les hommes cheminaient tranquillement vers la dissociation, Shikuan récoltait de la cendre refroidie, qu’elle appliqua grossièrement autour de ses yeux et sur ses bras. Elle retira le foulard qui retenait ses cheveux et l’attacha autour de son visage, couvrant son nez et sa bouche.

- J’me sens tout drôle! On devrait rentrer…

- Les gars, j’sais que j’suis le plus petit, mais vous êtes… vraiment très grands…

- Est-ce que vous entendez la carte?

Shikuan déchira un coin de sa robe, qu’elle enduit ensuite d’une épaisse couche de graisse animale. Elle enroula le tissu imbibé autour d’une buche longue et mince, puis enflamma l’extrémité de sa torche artisanale. Il ne lui manquait qu’une touche finale : elle agrippa le crâne de cerf à côté du foyer et le fixa au-dessus de sa tête. C’était parfait : les chrétiens portaient~~ent~~ en horreur les créatures cornues, qu’ils associaient au Malin. Encore de dos aux hommes intoxiqués, elle préparait mentalement son entrée en scène. Les reflets des flammes dansaient dans les yeux de Shikuan, prête à offrir à ces hommes la prestation de leur vie. Elle se retourna et s’avança vers les cinq hommes. Les policiers étaient complètement transportés, fixant attentivement leurs mains, la table ou leurs souliers, essayant désespérément de se raccrocher à la réalité. Paco se retourna lentement vers sa cousine, quatre fusils dans les mains. Les hommes étaient tellement défoncés qu’ils n’avaient~~ont~~ pas remarqué qu’ils se faisaient désarmer. Il lança à Shikuan un clin d’œil d’une lenteur absurde, puis feint un hurlement de terreur. Les cris des policiers suivirent le sien tel un écho dans une caverne.

- Bienvenue au purgatoire. Pishimuss! appela Shikuan, de la voix la plus rauque qu’elle puisse faire.

***

Delphine et Eva entrèrent dans la cabane par la fenêtre, pour y apercevoir quatre policiers acculés au mur, horrifiés par l’entité qui se dressait devant eux. L’ombre de Shikuan projetait pourtant l’image d’une majestueuse créature forestière, gardienne de la paix. Paco était encore assis à la table, amusé par la situation.

- Vous êtes un Wendigo! cria d’effroi le petit homme.

- C’est une drôle d’accusation, provenant de monstres comme vous. Les blâma Shikuan en se penchant vers eux. Je m’appelais Shikuan Picard, vous m’avez assassinée. Vous avez embrasé ma maison alors que je dormais auprès de ma fille. Elle n’avait que deux ans. Nous nous sommes étouffées toutes les deux, il était déjà trop tard quand mon mari nous a retrouvées.

- On était obligés de le faire! Nous cherchions des femmes dangereuses! pleurait le plus grand.

Shikuan éclipsa un regard au-dessus de son épaule, invitant ses deux amies à rentrer dans son jeu. Delphine s’avança en premier, sous la mine étonnée d’Eva.

- Ne cherchez pas plus loin, nous sommes là. Félicitations, vous avez gagné! Votre Fille du Diable, votre abominable mère saphique, sont parties en fumée avec Ekuanitshit. Regardez mon visage brulé. Regardez-moi me transformer en cendres. Vous avez réussi!

Delphine fut impressionnée par la terreur qu’elle générait auprès de ces hommes complètement déconnectés de la réalité. Le grand et le roux sanglotaient, alors que le petit et le moustachu priaient au bon Dieu. Pour une fois, ces hommes de loi étaient extirpés de toute autorité. Delphine prit son ventre entre ses mains et esquissa un sourire malin.

- Merci messieurs. Mon enfant ne connaitra jamais une telle violence là où nous allons. Nous sommes morts grâce à vous, et grâce aux horribles actes que vous avez commis.

- L’enfant… On l’a tué… gémis l’homme roux.

- N’oubliez pas la femme que vous avez tué avec! riposta Eva avec la furie d’un ouragan. Et soyez rassurés, l’enfant ne grandira pas avec des meurtriers comme vous. Il grandira avec des âmes bienveillantes, dans l’amour et la dignité.

Shikuan se rapprocha des quatre hommes, qui tentaient désespérément de reculer.

- Nous allons vous laisser partir à une seule condition. Annoncez la mort de vos fugitives, Delphine Demers et Eva Gallagher, puis disparaissez. À partir de maintenant, vous ne tuerez point. Vous ne persécuterez point. Vous arrêtez cette stupide chasse aux sorcières, que votre propre Dieu désapprouverait.

- C’est compris! Je vous en supplie, partez… Implora le moustachu.

- Si vous ne tenez pas votre promesse, mes sœurs et moi reviendrons. Menaça Shikuan en déposant sa torche enflammée sur le plancher de bois. Quittez, ou rencontrez le même destin que nous toutes.

Les quatre hommes déambulaient maladroitement vers la porte en larmoyant. Les grands yeux verts de Paco étincelaient, diverti par cet étrange spectacle.

- C’était ééépique! J’veux être une sorcière aussi! couina Paco, encore sous l’influence des champignons.

- Ok Paco, on va t’aider à sortir! s’esclaffait Shikuan. Sortez par la fenêtre, j’emmène Paco à la porte!

Delphine agrippa la main d’Eva et s’échappa avec elle dans la noirceur. Quand elles furent éloignées du brasier, elles s’étreignirent longuement.

- Je t’aiderai à t’occuper de ton enfant, murmura Eva dans l’oreille de Delphine. Si tu le veux bien, évidemment.

Les larmes aux yeux, Delphine accepta l’aide de son amie. Ce soutien inconditionnel, provenant d’une femme qu’elle ne connaissait pas quelques semaines auparavant, agissait comme un baume sur son cœur. Plongeant ses yeux dans les siens, Delphine pensa à l’embrasser. Elle renonça rapidement à cette idée, et appuya plutôt son front contre le sien.

- Partons les filles, ordonna Shikuan. La barque est prête, nos affaires sont déjà dedans et nous avons l’essence pour faire la traversée. On quitte pour l’ile d’Anticosti.

Les quatre jeunes gens prirent le large, observant la cabane enflammée s’effondrer sur elle-même. Au-devant de la fournaise se trouvait le crâne de cerf, déposé soigneusement par Shikuan.

[1] Champignon en innu-aimun