Sous la poussée des souvenirs, son discours semble moins terne aujourd’hui. Une petite étincelle brûle encore peut-être, comme une veilleuse, attendant un souffle prudent pour grandir.

Mandy lève la main. Ébloui par la lumière du projecteur, ou peut-être désireux de ne pas être réveillé, le professeur continue son lent monologue. Mandy insiste avec un raclement de gorge. Le professeur s’interrompt, redresse la tête, relève ses lunettes et plisse les yeux pour essayer de voir d’où vient ce dérangement. Prenant cette interruption dans le discours comme la permission de poser sa question, Mandy se lance :

« Professeur, n’est-il pas vrai que le rapport Fowler est à l’origine du processus de Kimberley qui a permis d’interdire l’exportation de diamants bruts qui servaient à financer l’armement de milices rebelles? »

Les yeux du professeur s’arrondissent. Qui a posé cette question? Quelqu’un est-il finalement intéressé par ce qu’il ânonne?

« Il est vrai que le rapport Fowler a démarré le processus. Par contre, cette initiative n’a pas donné les résultats attendus. Vous savez, dans toutes les tables de négociation, il y a des parties prenantes et des parties hostiles. Il faut trouver un terrain d’entente, un accommodement raisonnable qui permettra à tout le monde d’y trouver son compte. On finit par mettre sur pied un processus sans réaliser les trous qui s’y trouvent et les ouvertures que cela donnera. » Et c’est là qu’il faut des actions drastiques, pour faire réaliser au monde ce qu’on cache à force de ne pas permettre la publication des discussions, pense-t-il secrètement.

Il se voit sortir de l’édifice abritant les négociations, dans la lumière vive de l’après-midi. Fowler ne peut pas gagner, croit-il. Il s’imagine que tout le monde pense comme lui et que les rois du pouvoir se conformeront à sa logique. Quel imbécile! Un embargo sur les diamants et sur l’utilisation qu’on en fera pour se procurer des armes illégales! Vraiment! Et on l’enforce comment l’embargo? On n’a pas de police militaire à l’ONU!

Les années qui suivirent lui donnèrent raison. La communauté se heurta à des problèmes « techniques ». Les réseaux étaient puissants (trafiquants, mercenaires, riches entreprises commercialisant le diamant) et violèrent les embargos internationaux sans pudeur, ni honte. Rien ne pouvait les arrêter. Mongeau comprenait qu’il y aura toujours des êtres humains désireux de plus de profits, de plus de puissance, qui trouveront des contournements et fonderont leur pouvoir sur la ressource diamantaire. Les diamants sont le moyen le plus simple de financer l’achat d’armes nécessaires à la construction de cette puissance, qu’on dira révolutionnaire pour soulever la population locale et recruter des apprentis soldats.

Mongeau le sait, il en parle avec d’autres comme lui, qui désirent faire cesser ce commerce exploitant des travailleurs dans des conditions horribles. En Angola, en Sierra Leone, au Congo ou ailleurs sur le continent, le pouvoir militaire ne pourra jamais être perçu comme sauveur, gardien de l’Afrique pure. Ce ne sont que des conneries! La même chose se produit partout dans le monde. Au Canada, on déplace les indigènes pour construire des barrages hydro-électriques. On détruit tout un territoire pour le bien national ! Au chili, les sociétés minières s’en foutent aussi des droits autochtones.

Alors Jacques parle avec les copains d’organiser une manifestation. Mais pour donner plus de poids à la protestation, il faut un événement qui attirera les médias internationaux. Il faut relier l’exploitation aux terroristes pour montrer que ces entreprises qui se disent « humanitaires » ne sont en fait que de vulgaires commerçants, exploitant les travailleurs, dénudant les territoires vierges, et volant aux habitants de ces contrées leur richesse naturelle, leur trésor ancestral, conservé avec amour de générations en générations.

La passion de Jacques se communique aux amis et ils se promettent de travailler contre ces marchands de malheur. Ils démarrent une société secrète qui mettra au monde des actions percutantes ouvrant les yeux de tous sur ces manipulations capitalistes au détriment des gens ordinaires qui ne demandent qu’à vivre en paix et en liberté.

La première action se concentrera sur le Chili. On se sépare les tâches et Jacques se retrouve à la mine, de nuit, avec Humberto. Leur plan est simple : se faufiler à l’intérieur de la mine et placer suffisamment de dynamite pour faire s’écrouler le tunnel principal. Les dégâts coûteront trop cher pour être réparés et la société quittera la région, permettant aux autochtones le retour de leur terre à leurs bons soins.

Jacques n’a toutefois pas réalisé que son projet pouvait créer des victimes. Malgré toutes les préparations, toutes les recherches effectuées, Humberto et lui n’ont pas su que la compagnie minière avait décidé d’accélérer la cadence et de composer des équipes de travail la nuit également. Lorsque la mine a sauté, plusieurs travailleurs s’y trouvaient et furent ensevelis.

Quelle catastrophe! Jacques en fut dévasté! Sa culpabilité ne lui laissait aucun répit. Il quitta le continent, quitta le groupe, et disparu de la circulation. Ses réflexions l’emmenèrent à la déprime et la déprime tua sa passion. Au bout de quelques mois, il revint à la surface, trouva un poste en enseignement et s’ensevelit lui-même dans la torpeur de la routine et de la répétition.

En lui posant cette question, Mandy venait de rallumer la flamme qui l’énergisait tant plus jeune! Sous les yeux ébahis de ses élèves, il se redressa, gonfla le buste et ses yeux se remirent à briller. Tout à coup, le discours monotone pris un peu plus de couleur et délaissant les diapositives et les acétates, il se revit avec les copains à partager des idées pour changer le monde autour d’un café et d’une cigarette.

Jacques leva les yeux, regarda tout ce groupe devant lui, compris le potentiel de ses mots sur l’auditoire et se prit à y croire à nouveau. Il posa la question et attendit quelle réponse lui reviendrait : “Que croyez-vous que nous puissions faire, en tant qu’individu unique, devant une telle injustice?”