En fait, bien sûr qu’il ne l’avait pas complètement oubliée. Il s’était plutôt bien arrangé avec sa conscience qui passait chez lui par la philosophie.

En réalité, il avait enfoui sous des couches de raisonnements intellectuels les émotions vécues autour de cette date fatidique. Depuis qu’il avait mis une grande distance entre eux, le dicton, ‹loin des yeux, loin du coeur› prenait tout son sens alors qu’il avait doublement effacé et la mère et son enfant né, mais ça, il ne le savait pas encore, à 7 h 07 minutes en ce 07/07/77. Il s’était même persuadé que son rejeton, dont il ignorait jusqu’au prénom et au genre, aurait une plus belle vie sans lui.

Comment avait pu si mal finir cette belle aventure qui avait pourtant démarré sur les chapeaux de roue en ce soir de l’Halloween 1976? Leur relation d’amoureux s’était poursuivie avec cette profonde et authentique connection. Mais la cassure allait se faire ailleurs.

Édouard avait tellement souhaité revoir cette femme, son bel Ange, comme il avait surnommé Angèle, après l’avoir furtivement, mais intensément, croisée au party du 31 octobre. Et elle aussi. Le hasard, qui d’autre, les avait faits se rencontrer, en bonne et due forme cette fois, une semaine plus tard chez un ami commun. Ils avaient fini la soirée chez lui, dans la chambre qu’il louait sur le boulevard Laurier. La nuit avait été torride entre eux et tout semblait tellement naturel et en parfaite harmonie, qu’ils n’avaient jamais douté qu’ils passeraient le reste de leur vie ensemble.

Ils n’avaient jamais pensé au mariage non plus, cette institution ringarde. Édouard et Angèle voulaient seulement demeurer attachés l’un à l’autre, simplement pour refaire le monde en discutant ou encore faire l’amour n’importe quand et selon des codes qui leur appartenaient et non pas ceux de leurs parents.

Angèle était flattée d’avoir été choisie par ce beau garçon qui était déjà à ses yeux, un intellectuel de haut niveau. Politisée et militante au Parti québécois, elle appréciait les échanges qu’ils avaient sur la vie, la société et surtout, ce pays qu’ils s’apprêtaient à construire ensemble sur des principes d’égalité, de bienveillance et d’audace. Ils allaient travailler à faire entrer leur peuple dans la modernité et participer aux grands mouvements sociaux en jetant les bases de cette nouvelle société.

C’était grisant, motivant et très valorisant.

Puis la réalité avait rapidement insufflé un premier revers à leur histoire d’amour. Ce bébé imprévu, ils se savaient cependant capables de le garder car leur amour était fort, et eux, brilants et instruits. Et surtout, ils étaient ravis de faire un pied de nez à la société conventionnelle en l’élevant hors des liens du mariage. Tellement années 60, ça!

Angèle était vraiment capable de s’imaginer dans son rôle de maman car elle accoucherait après avoir terminé son bac. Les emplois n’étaient pas difficiles à trouver à cette bienheureuse époque, et donc dans son esprit, tout était encore possible d’autant plus qu’ils seraient deux pour assurer un revenu décent, Édouard pouvant trouver un travail à temps partiel.

Mais les choses n’étaient pas si limpides pour lui qu’elles l’étaient pour elle.

Au fond de lui, Édouard était très insécure et surtout, il n’avait jamais voulu d’enfant. Il le savait mais ne l’avait jamais exprimé avec conviction à son amoureuse. Ils avaient déjà effleuré le sujet, mais comme ce n’était pas encore un enjeu, ils ne s’y étaient pas attardés.

Mais l’implacable réalité le confrontait maintenant dans ce qu’il avait de plus intime, lui l’anticonformiste, le philosophe à la recherche de son identité profonde, l’anticapitaliste qui refusait par principe d’ajouter un être humain sur cette terre qu’il savait déjà en péril. Non, il ne serait jamais de ceux qui font des enfants par convention sociale. En théorie, bien sûr, cela s’énonçait facilement. Mais les idéaux fondent parfois comme neige au soleil devant les difficultés concrètes.

Il allait avoir un enfant. Cela voulait dire se consacrer désormais à quelqu’un d’autre, repenser sa vie et la redéfinir sur le modèle de la famille avec toutes les responsabilités inhérentes. Surtout, il y aura un petit être qui dépendra de lui et à qui il s’attachera. Et, encore plus difficile, il devait s’avouer que cela était en train de déclencher de grandes émotions chez lui, certaines inconnues, d’autres beaucoup trop familières, et cela le mettait dans un état très inconfortable.

Édouard se savait en difficulté. Il s’était rendu aux arguments d’Angèle lorsqu’ils avaient discuté avortement et qu’elle s’y était opposée. Bien que féministe, elle avait toujours voulu avoir des enfants. À cette époque, les femmes se voyaient relever tous les défis: travail, famille, amour et épanouissement dans l’engagement social, rien ne les arrêteraient, elles avaient droit à tout ça pour venger ‹l’esclavagisme› et le silence de leurs mères. Angèle était hyper confiante et enthousiaste.

Seule la réserve d’Édouard venait parfois assombrir sa joie.

Mais le temps passait et le ventre rebondit de son amoureuse lui rappelait indéniablement le défi qui l’attendait bientôt. Ça devenait de plus en plus concret. Sitôt sa session terminée, Angèle avait décrété qu’il était temps de chercher un logement pour accueillir bébé.

Juste cette idée avait donné des maux d’estomac à Édouard. Mais il le cachait.

Ensuite, ce furent les préparatifs comme tels: meubler la chambre du bébé et acheter toutes ces choses indispensables à son arrivée. Puis survinrent les problèmes de santé qui avaient beaucoup affecté Angèle. Le médecin espérait qu’elle pourrait malgré tout rendre sa grossesse à terme.

Et son angoisse à lui grandissait au fur et à mesure que s’arrondissait le ventre d’Angèle. Les complications empiraient son insécurité. Il se sentait incompétent, bien loin des discussions philosophiques où il brillait d’habitude.

Mais il persistait à se taire. Partager ses émotions pour un homme, à cette époque, n’était pas un comportement courant.

Angèle finit par se douter de quelque chose.

- ‹Tu n’as pas l’air d’aller bien ces temps-ci mon beau? Que se passe-t-il?›

- ‹Rien de spécial›, répondit-il d’un air qu’il voulait naturel.

- ‹Tu es sûr? Je pense plutôt qu’il y a un petit quelque chose qui te turlupine, non…?›

- ‹Bof, peut-être un peu de fatigue. Je ne suis pas habitué à travailler, étudier et vivre à deux et me préparer à être bientôt trois. Ne t’inquiète pas, je vais m’y faire car je suis heureux de ce qui nous arrive.›

Il l’aimait tellement! Il voulait tant que leur histoire fonctionne, que leur amour s’épanouisse.

Mais quelque chose en lui continuait de se rebiffer. Ça le frustait énormément de devoir faire fi de ses convictions, d’être obligé de devenir quelqu’un d’autre que ce qu’il s’était toujours imaginé. Comme s’il se trahissait lui-même. Certains jours, il sentait monter l’angoisse en lui jusqu’à étouffer. Comment allait-il pouvoir s’ouvrir émotionnellement pour aimer un enfant et être à l’aise et heureux de s’en sentir responsable? C’était loin d’être naturel chez lui. La perspective d’être père faisait remonter à la surface sa peur du rejet, peur qu’il n’avait jamais voulu creuser par crainte de la souffrance qu’elle déclenchait chez lui. Les émotions n’avaient pas une grande place dans sa vie d’intellectuel. Il les dénigrait même un peu.

Et il savait que ça ne changerait pas. Il en était convaincu dans ses tripes. Tout comme la magie n’existait pas, il ne serait pas pris d’extase soudainement en voyant le minois du bébé, si joli soit-il.

En attendant l’heure du souper en ce 7 juillet, 1977 alors qu’il ruminait plutôt qu’il ne lisait vraiment Les Maîtres penseurs, le dernier livre d'André Glucksmann, il entendit un gémissement provenant de la salle de bains. Il se leva d’un bond:

- ‹Angèle? Ça va?›

Pour toute réponse, il n’entendit qu’un autre gémissement.

Il ouvrit doucement la porte au moment où Angèle, toute blême, en sortit:

- ‹J’ai mal, on dirait que j’ai des contractions très fortes et je perds du sang. Il faut aller à l’hôpital.›

Ne faisant ni une ni deux, Édouard acquiesce et lui dit:

- ‹D’accord, je me change et on part!›

-‹Non! s’écria Angèle, nous partons maintenant!›

Le trajet de la maison à l’hôpital n’est pas long, mais il sembla interminable à Édouard.

Les situations d’urgence le paralysaient. Il figeait, ne savait pas quoi faire ni quoi dire. Voir Angèle en souffrance l’inquiétait mais surtout ces circonstances le menaient très loin hors de sa zone de confort. Il n’était pas à l’aise avec le concret, avoir à penser aux autres, se soucier d’Angèle mais encore plus, avoir de l’empathie pour elle, tenter de comprendre comment elle se sent, elle, au moment de peut-être perdre son bébé ou de le voir naître dans ces conditions qui pourraient l’handicaper pour la vie.

Pour ça, il était moins que doué. Il connaissait la théorie. Mais dans la pratique il était perdu. En fait, il ne savait pas qu’il était si nul, mais à écouter Angèle, en larmes, lui exprimer toute son angoisse, il venait de réaliser les bouleversements intérieurs qui la terrassaient. Chez lui, l’anxiété était plutôt au sujet de la suite des choses, combien de temps resterait-il à l’hôpital, pourrait-il aller travailler demain, et finirait-il à temps son article pour le magazine de philosophie qui le lui avait commandé?

Le bébé n’avait pas encore été un sujet majeur de préoccupation pour lui. Il s’en remettait au médecin. Mais dès qu’il entendit ce dernier expliquer les risques pour un bébé de naître à tout juste 32 semaines de gestation, il se sentit dépassé.

Quoi? En plus d’être père contre son gré, son enfant allait probablement devoir vivre avec des séquelles? Mais dans quoi suis-je en train de m’embarquer?, se disait-il médusé et surtout en état de panique totale.

Après le départ du médecin, il s’est retrouvé totalement désemparé, seul devant son Angèle terrifiée qu’on emmenait d’urgence en salle d’accouchement. On lui avait demandé d’attendre à l’extérieur étant donné la possiblité d’une césarienne.

Il regarda la civière s’éloigner au bout du corridor.

Retourna dans la chambre.

Prit son crayon et le carnet qu’il traînait tout le temps sur lui et écrivit un mot:

- ‹Ne m’en veux pas mon bel Ange, mais je suis incapable d’aller plus loin. Je dois partir.

Je te contacterai bientôt.

Je t’aime,

Édouard›

Des larmes avaient glissé sur la petite feuille et le bleu des lignes s’était délavé, le papier gondolait tandis qu’Édouard, lui, fuyait, à la dérive.