Les ciseaux bien aiguisés, Karl Périgueux pousse de l’index gauche le cadre de ses lunettes rondes vers son arcade sourcilière, plisse les yeux en pensant instantanément à ce rendez-vous chez l’oculiste qu’il aurait dû prendre depuis six ou sept mois ou autant même d’années et tombe droit sur ces mots dans le journal du matin :

“Un couple de blaireaux a été vu dévorant un chat domestique dans la ruelle Milton entre les rues Saint-Urbain et Clark, tout à côté du boulevard Saint-Laurent ce matin du 11 juillet 2024.”

Karl Périgueux a un mouvement de recul et de dégoût. Il poursuit néanmoins sa lecture :

“Le passant, effrayé par la scène qui a eu le temps de filmer les deux spécimens, s’est réfugié rapidement dans un café du quartier du Plateau Mont-Royal. L’incident, qui peut paraître mineur à première vue si on tient compte des frasques humaines rocambolesques (scènes de sexe, de casse et autres facéties) rapportées au cours des dernières années par les résidents de ce quartier du Plateau Mont-Royal, serait passé inaperçu si la courte vidéo de ce témoin horrifié n’avait pas été relayée par les réseaux sociaux. En effet, on voit clairement sur les images la gueule sanguinolente de ces deux animaux sauvages qui ont été identifiés rapidement par des spécialistes comme des ratels, aussi appelés zorilles du Cap, espèce qui n’a jusque-là jamais été vue sur le continent américain, et encore moins en Amérique du Nord, puisqu’elle vit ordinairement dans les régions désertiques allant du Nord de l’Inde à la péninsule arabique et dans l’Afrique subsaharienne.

Omnivore féroce qui n’a peur de rien et qui a la réputation de foncer sur des proies beaucoup plus grosses que lui en s’attaquant notamment vicieusement à leur scrotum pour provoquer une hémorragie, le ratel est l’unique mammifère qui, à l’instar de l’être humain, a la capacité de courir en arrière, ce qui provoque souvent chez ses proies un grand effet de surprise.

Il est impressionnant, non par sa taille qui ne dépasse pas une trentaine de pouces, mais par sa sournoiserie et sa capacité à se faufiler n’importe où, et par sa sauvagerie qui inquiète fortement les éthologues du monde entier qui connaissent bien ce spécimen qui, manifestement en raison des bouleversements occasionnés par les changements climatiques, survit désormais sur d’autres continents.

Jamie Mc Larrow, un éthologue reconnu originaire du Wisconsin qui a traqué le ratel dans plusieurs pays du monde pour mieux le connaître dans son milieu naturel et qui a étudié récemment plusieurs cas d’attaques de ratel sur des humains à New Delhi, est appelé sur les lieux du carnage pour offrir les résultats de son expertise dès ce soir.

En attendant, la zone a été bouclée et demeure inaccessible jusqu’à nouvel ordre. Les forces armées sont sur place. Il est demandé aux habitants du quartier, et prioritairement aux plus vulnérables, qui dans le cas présent ne sont pas forcément clairement identifiés si on pense à cette forme d’attaque peu commune et caractéristique du ratel quand il s’en prend à des proies plus imposantes que lui (relire au besoin les lignes plus haut), de rester jusqu’à nouvel ordre dans leur domicile.”

Nom d’un chien! s’exclame effaré Karl Périgueux, habitué à lire des faits divers comme tous les autres depuis des décennies dans son fameux journal. Son sang fait plusieurs tours, il fait les cent pas dans la pièce principale de son 4 et demie, jette un œil par la fenêtre vers la rue deux étages plus bas où rien ne semble changé. Les passants circulent avec leurs chiens en laisse, quelques autos se croisent, des détritus juchent les trottoirs. C’est aujourd’hui jeudi, jour des vidanges. Karl Périgueux se demande s’il peut déposer, comme chaque semaine, sa petite poubelle blanche dans un gros bac d’un de ses voisins sans être pourchassé par un de ces bestiaux sauvages. Au cas où, on ne sait jamais, il attrape sur la table du salon où il était installé la paire de ciseaux aiguisés qu’il empoigne d’une main comme d’un poignard de survie, de l’autre il prend son maigre sac et s’empare du journal, celui-là même où il a lu l’article, qu’il roule rapidement comme une solide matraque qu’il frappe instinctivement de manière sourde sur le tranchant du comptoir de la cuisine, prêt à affronter sur Son territoire l’animal monstrueux décrit dans l’article, et il sort sur le perron. Dans le couloir blafard qui le dirige vers l’escalier de service (il a peur, dans les circonstances, d’appeler l’ascenseur), il aperçoit Solange Véran, sa voisine, qui elle aussi, manifestement, a appris la nouvelle :
… Monsieur Périgueux! lui lance-t-elle…