- Bonjour Lukas, merci d’être venu.

Face au silence de son frère, Ruben se demande s’il n’aurait pas dû commencer par lui écrire. Encore une fois, l’image du camp au lac des Trois-Montagnes s’impose à lui. Ayant reconnu les espadrilles de l’abbé Marcel, il se revoie avec sa décision de fuir, de choisir instinctivement de prendre ses jambes à son cou. Bien qu’il ait essayé de toutes les façons inimaginables de se défaire de l’immense culpabilité qui l’habite depuis ce temps, une éternité, il ne peut nier avoir entendu, quelques minutes après sa fuite, les cris désespérés de son petit frère, de trois ans son cadet, qui était parti à la recherche de son aîné.

Aujourd’hui, s’il avait la possibilité de revenir en arrière et de changer le cours des choses, il le ferait, il en est certain. Bien sûr, son jeune âge, sa peur et son réflexe de survie peuvent rationnellement justifier le fait qu’il ait choisi de prendre la poudre d’escampette. Rien cependant ne peut légitimer le fait qu’il ne soit pas revenu sur ses pas pour aider Lukas mais surtout le fait que, le soir venu, et c’est ce qui le rend le plus haïssable à ses yeux, il n’ait pas supporté son cadet, bien au contraire! Envahi par des émotions qu’il ne comprenait pas ni ne contrôlait, Ruben a ignoré les signaux de détresse de son petit frère et le traitant de bébé; il l’a même envoyé promener, ne sachant comment l’aider.

Ruben lève les yeux. Ce n’est plus le petit Lukas désinvolte qui lui fait face aujourd’hui. Le visage de l’homme devant lui irradie la colère contenue, un sourire méprisant au coin des lèvres. Le corps tendu, le regard hostile et les tatouages violents témoignent d’un chemin de vie qui, Ruben le sait, n’a pas été de tout repos. Même si les deux hommes ne se fréquentent plus depuis des années, supportant à peine le traditionnel réveillon « en famille » du 24 décembre, il n’en demeure pas moins que Thérèse, leur mère, n’ayant jamais accepté ni compris leur mésentente, s’est évertuée à tenter d’arranger les choses et s’est toujours arrangée pour transmettre les nouvelles à ses deux rejetons, souvent pour se plaindre de l’un à l’autre et, de ce fait, malheureusement, envenimer leur animosité. Lukas se décide à sortir de son mutisme.

- Tu ne m’as sûrement pas demandé de venir pour regarder mes beaux yeux. Que me veux tu?

- Écoute, Lukas, tu as certainement toutes les raisons du monde de m’en vouloir…

- C’est peu dire!

- Prends le temps de m’écouter jusqu’au bout, je t’en conjure. C’est extrêmement difficile pour moi de faire cette démarche alors, je te demande de m’aider en ne m’interrompant pas.

Sur un ton agressif et donnant un coup de poing sur la table, Lukas ne peut s’empêcher de lui lancer un Parce que toi tu m’as aidé? Surpris, Ruben sursaute et, l’espace d’un instant, il songe de nouveau à fuir. Son regard se voile, il prend de longues respirations et d’une toute petite voix que Lukas ne lui connaît pas, il quémande.

- S’il te plaît, Lukas.

Malgré toute la rancœur qu’il entretient face à Ruben et à son corps défendant, Lukas est sensible au ton de voix de son aîné. Il lui fait un petit signe de tête afin de l’inciter à poursuivre. En son for intérieur cependant, il reste sur la défensive; il n’a jamais pu oublier la trahison de son frère des décennies plus tôt. C’est d’ailleurs cette trahison, encore plus peut-être que les agissements du père Marcel, qui l’a marqué au fer rouge et qui a entravé le développement serein et harmonieux qu’il vivait depuis sa naissance. La suite ne fut qu’une série de déboires, de mensonges, d’agressions, de violence et de dépendance aux paradis artificiels. Ce n’est que depuis deux ans, quatre mois et quatorze jours que Lukas affronte sa vie, dans la sobriété, avec courage et détermination. Il sait qu’il ne devra jamais baisser la garde, qu’il ne pourra se le permettre. Il sera toujours un dépendant, mais il possède maintenant la conviction profonde que cela est possible. Son vieux tatouage ANTÉCHRIST, il a choisi de ne pas le faire disparaître car il l’oblige à ne pas oublier d’où il vient et à mesurer le chemin parcouru; aujourd’hui, malgré tout son vécu, Lukas a foi en lui et en sa puissance supérieure.

C’est avec beaucoup de courage, mais aussi une grande tristesse, palpable, que Ruben entame alors un long monologue. Monologue dans lequel il revient sur les événements du camp au lac des Trois-Montagnes, sur son inaptitude à venir au secours de son benjamin et son incompétence à prendre soin de lui par la suite, à son manque d’écoute et d’empathie. Conscient que Lukas a énormément souffert de la situation et qu’il en a conservé des séquelles, Ruben est incapable de se confondre en de longues excuses plates et creuses mais, avec fermeté et toute la sincérité qu’il puise en son cœur, il dit à Lukas qu’il s’en veut à mort et qu’il comprendrait si celui-ci ne souhaite pas accepter ses excuses et recréer des ponts entre eux. Puis, Ruben enchaîne. Il se permet également de lui partager que son attitude a aussi créé des dommages collatéraux dans sa propre vie et qu’il est aux prises avec de l’anxiété, un nombre incalculable de TOC et de crises de panique.

Tout au long du récit de Ruben, Lukas se contient, serrant les lèvres et les poings. Il ne le lui avouera certainement pas sur le moment, mais les paroles de Ruben trouvent le chemin de son cœur. Autant il a aimé son grand frère, son modèle, son idole autant, par la suite, il lui en a voulu sans toutefois l’attaquer de front, mais en se barricadant dans l’indifférence et en coupant les liens. Lors de sa thérapie pour se sortir de l’enfer de la drogue et de l’alcool, Lukas a réalisé qu’au lieu d’agresser son grand frère, il a choisi, bien qu’inconsciemment à ce moment-là, de le protéger et de retourner toute sa rage contre lui-même : c’est ainsi que sa lente destruction a commencé.

Ruben a arrêté de parler il y a de cela trois minutes. Trois minutes qui leur semblent à tous deux une éternité. Ils se regardent, se jaugent et ressemblent à deux boxeurs terrassés, chacun en retrait dans son coin, à la recherche de son souffle. C’est Ruben qui choisit de rompre le silence.

- Il y a longtemps que je souhaitais crever cet abcès, mais je me suis constamment trouvé les meilleures raisons du monde pour retarder ce moment. Depuis, quelques jours, je ne le pouvais plus, car je suis confronté à un événement qui ne me laisse aucun repos depuis et qui ne cesse de faire remonter tout ce que j’ai tant cherché à ensevelir et qui me ramenait inlassablement à toi et au mal que je t’ai fait en ne te protégeant pas comme je l’aurais dû. Si tu es d’accord, je vais te raconter ce qui m’est arrivé.

Sur un signe presqu’imperceptible de Lukas que Ruben prend pour un oui, il se lance et lui fait le récit des derniers jours : les baskets chamarrés, la découverte de la clé, son contenu par moments très explicite, son indécision quant aux actions à entreprendre, ses rêves récurrents, les flashbacks du camp au lac des Trois-Montagnes, sa volonté d’assurer aux victimes un minimum de soutien, peut-être pour compenser celui que Ruben n’a pas donné à l’époque à son cadet bref, tout sort en bloc, pêle-mêle, sans interruption.

Ruben se tait. Sa tirade l’a laissé sans force, épuisé comme s’il sortait du ring. Il lui semble voir les rouages tournant dans la tête de Lukas qui n’a pas encore dit un seul mot. Que fera celui-ci à l’égard de toutes les informations que Ruben lui a assenées? Saisira t-il la perche qui lui a été lancée?