19 MAI - JOURNAL DE THOMAS (SUITE)

Au réveil, je me suis tâté et inspecté: pas de douleur, aucun bleu. Si ça n’avait pas été un rêve, avec une chute pareille, j’aurais eu des souvenirs physiques et bien visibles, aucun doute. Et ce matin, je ne me serais pas retrouvé dans mon lit mais dans l’herbe, au pied des marches devant ma porte, seul «escalier» que je fréquente en ce moment.

Après m’avoir donné des petits noms d’oiseaux, tout à l’heure, Richard est reparti chez lui. Je ne le connais pas si bien que ça, mais je ne l’avais jamais vu dans un tel état. Généralement, il est plutôt poli et a un langage soigné. Bon, ‘stie et saloperie, ce n’est pas la fin du monde, mais ce n’est pas lui. Et je voyais bien qu’il était très nerveux, sa paupière supérieure gauche vibrait très légèrement.

Finalement, le mieux serait que je parle avec Richard, que je lui explique ce qui m’est arrivé. En fait, on a vécu exactement la même chose. Je ne peux pas dire que j’ai aimé l’expérience, je comprends Richard. Il doit croire que je l’ai drogué consciemment et à son insu.

Avant, j’ai deux trois choses à faire. Notamment, ma petite routine du matin, écrire à Margot. On a décidé de privilégier l’écriture aux rencontres visio. Trop de problèmes avec la fluctuation du réseau, son haché, signal qui coupe etc. Et puis, pas de calculs savants de fuseaux horaires…

L’actualité aujourd’hui pour ma blonde au bout du monde, une fiole de…mélatonine?

Je sonne chez Richard, qui a l’air calmé mais un peu abattu.

« Salut, Richard. Enfin, re-salut. Faut que je te parle de ce qui est arrivé cette nuit ». Richard m’invite à le suivre dans sa cour arrière. Je choisis de m’asseoir en face de lui pour qu’il puisse voir la sincérité dans mon regard.

« Écoute, écoute moi bien, même. Je t’assure que je ne sais pas du tout ce qui s’est passé avec la fiole du pharmacien Chen. D’ailleurs, redonne-la moi, je voudrais vérifier quelque chose ». Richard plonge la main dans la poche de son jean et en sort la fiole où il reste à peu près la moitié du liquide. J’ouvre le bouchon, dans lequel est inséré la pipette, et renifle. Pour bien me concentrer sur l’odeur, je ferme les yeux et je fais doucement osciller le petit récipient sous mon nez. Foin et mer me sautent à l’esprit. Je recommence le test puis passe la fiole à Richard pour qu’il fasse de même. Instinctivement, comme moi, il ferme les yeux mais lui, il tient la fiole et bouge légèrement son visage de gauche à droite au dessus du petit goulot. Dès qu’il ouvre les yeux, il dit « Îles de la Madeleine ». Oui, c’est bien ça, un mélange de végétal et de marin. Comme l’avait conseillé Margot, mélatonine à base de luzerne et d’algues. Le côté marin l’emporte sur le végétal et le tout, un peu surprenant, n’est pas désagréable.

«Puis, dit Richard, ça a la même odeur que d’habitude?». Je réponds de façon un peu évasive car «d’habitude », je ne la sniffe pas!! Bien sûr, quand je mets les 4 gouttes sous ma langue, j’ai bien la sensation terre-mer et hier soir, je n’ai pas vraiment remarqué de différence.

« Crois-moi Richard, je ne sais pas ce qui s’est passé. Parce que imagine toi que moi aussi j’ai eu des problèmes cette nuit.

- Ah oui, dit Richard un peu sarcastique, tu étais aussi à un concert, tu entendais de la musique, il y avait une foule en délire?

- Non, moi, c’était des couleurs et des teintes, rouge, noir, sombre.»

Richard plonge ses grands yeux d’épagneul triste dans les miens et très posément, cette fois, me demande: « Tu es sûr que tu ne sais rien? »

Que lui dire de plus que: « Bin non, mon gars, je ne sais rien. J’ai une idée, on va y aller ensemble, chez le pharmacien Chen. Tu veux? Il aura surement des choses à nous dire ».

Aussitôt dit, aussitôt fait, à peine 30 minutes plus tard, nous voilà dans Chinatown.

La pharmacie se trouve au pied d’un immeuble de briques rouges et en dehors du nom de la chaîne à laquelle elle est affiliée, tout le reste de la vitrine est occupé par des caractères asiatiques. À l’intérieur, l’espace est divisé en deux: à gauche, ce qui ressemble à une pharmacie nord américaine avec des cartes de voeux, des produits de nettoyage pour la maison…et pour le corps, des friandises etc. À droite, au fond, un comptoir en bois derrière lequel sont rangés sur des étagères des bocaux, certains en verre, d’autres en métal, des gros, des petits, couverts d’étiquettes illisibles pour les deux hommes. Et au centre, comme reliant les deux zones, la pharmacie médicinale elle-même. Un homme, assez jeune, de type asiatique ou au moins partiellement asiatique, parle avec beaucoup de bienveillance à une cliente. Celle-ci part, un petit sac en papier dans les mains.

« Ah, bonjour, monsieur Thomas, dit le pharmacien avec un sourire aimable. Vous voilà déjà? Vous voulez comme d’habitude?

- Non, répond Thomas. Mon ami Richard, que je vous présente (le pharmacien et Richard font chacun un petit signe de tête), et moi, hier soir, on a pris la mélatonine que j’ai achetée avant-hier chez vous. Qu’est-ce que vous m’avez refilé? Tout les deux, on a eu de ces expériences nocturnes incroyables. Des sons, des couleurs, des chutes, du monde, des escaliers…».

Monsieur Chen a eu l’air vraiment surpris. « Vous avez la bouteille?

- Oui, bien sûr », dit Richard en la tendant au pharmacien.

Monsieur Chen l’ouvre, la renifle et sans même regarder ses deux clients, appelle quelqu’un dans une espèce d’interphone. Il explique à Richard et Thomas que son neveu Tuan est arrivé il y a peu du Vietnam et qu’il effectue chez lui un stage de pharmacie, uniquement de pharmacie asiatique.

Un très jeune homme arrive, tout sourire. Son oncle s’adresse à lui en français, en parsemant ses phrases de mots incompréhensibles pour Richard et Thomas. Monsieur Chen leur explique que depuis son arrivée, c’est Tuan qui est chargé de la composition et de la fabrication de la mélatonine, enfin des différentes sortes de mélatonine. Il dit à son neveu que celle vendue il y a peu à Thomas sent plus l’iode que d’habitude. Dans un français plus qu’hésitant, Tuan semble se livrer à des explications vaguement scientifiques dans lesquels Thomas et Richard comprennent luzerne et algues. Le reste? On n’osera pas dire que c’est du chinois!! Plusieurs fois, ils entendent « soap ». Tuan répète en regardant alternativement son oncle et ses clients: « petit peu soap, juste petit soap » en rapprochant son index de son pouce. Est-ce qu’il y avait du savon dans la composition de cette fiole de mélatonine??

Monsieur Chen a un échange 100% vietnamien avec Tuan qui finit par tourner les talons et repartir d’où il est venu, non sans avoir salué Richard et Thomas. « Je comprends ce qui s’est passé, j’ai l’explication, dit monsieur Chen. Tuan a apporté du Vietnam divers produits parmi lesquels des extraits d’un poisson appelé saupe. Il a pris sur lui d’en incorporer — je vous rassure, une quantité infinitésimale — à la sorte de mélatonine que vous utilisez, pour renforcer le goût iodé, plus agréable, selon lui. Le problème est que la saupe est un poisson hallucinogène, considéré parfois comme une drogue. Mais ne vous inquiétez pas. Vous avez eu des effets secondaires étranges mais comme vous n’en avez absorbé que 4 petites gouttes, aucun risque d’accoutumance!! Et puis, bien sûr, je vais surveiller Tuan d’un peu plus près, dorénavant ».