Trop c’est trrop!

C’en est beaucoup trop pour Marie qui, tant bien que mal, réussit à réintégrer la maison, à monter à l’étage, à atteindre la chambre à coucher, puis à se hisser jusqu'à son lit. Ce simple exercice lui demande des efforts considérables et réduit ses réserves d'énergie comme peau de chagrin. Complètement lessivée, à bout de nerfs et au bord de l’apoplexie, Marie s’administre une dose de somnifères capable d'endormir un rhinocéros.

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Extraits du journal intime de Marie Jeunet

Ma vie n’aura-t-elle été que cela, une fuite inexorable et irréversible ? Je ne peux plus aller et venir ainsi dans ma vie telle une funambule marchant sur le fil de ses émotions. Si cet état m’habite depuis longtemps, voilà que depuis peu, je me sens vieillir en accéléré. Tout ce temps perdu aujourd’hui me pèse et ce sentiment d’urgence à devoir vivre me tue à petit feu.

Où tout cela mène-t-il sinon qu’à me confronter à une ultime limite ? Vaut-il vraiment la peine que je continue à m’accrocher à cette vie dénuée d’intérêt, car tellement prévisible ? Tant que n’aurai pas surmonté mes peurs, affronté mes démons et accepté mes contradictions, vivre me ramènera toujours à la part de ténèbres que je porte en moi. Car vivre implique de ne plus avoir peur, de refaire le chemin à l’envers, de défaire les nœuds, de lever les interdits.

Que vienne le vent doux de l’oubli! Que viennent les instants de grâce et le temps béni où mes pensées et ma raison ne s’abîmeront plus aux frontières du réel mais poursuivront librement leurs courses! Et n’auront plus aucun écho.

Pour l’instant, je n’aspire qu’à une chose: dormir dans le silence et la fraîcheur de la nuit, sous les étoiles filantes dans l’immensité du ciel. Et en sachant que personne ne me veut du mal, que nulle part l’on ne me cherche ou l’on ne m’attend.

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Au matin, recroquevillée dans son lit, la clé marquée 326 dans la main, Marie prie le ciel – tout en invoquant l’enfer - afin de connaître, enfin, ne serait-ce qu’un court instant, la paix d’esprit et l’apaisement du corps. Sera-t-elle un jour enfin libérée de cette maudite mémoire qui n’oublie rien, qui enregistre tout et lui restitue en boucle toute la trame de son ancienne vie? Dès qu’elle baisse la garde, qu’elle se croit à l’abri, elle est là, sa mémoire, à la prendre en embuscade et à la contraindre à se souvenir de tout.

Encore au lit, Marie revoit en flashs successifs la rebelle qu’elle était à une autre époque, la militante, la féministe. Jadis indépendante et autonome, elle en appelle de tous ses vœux pour que le temps parvienne à oblitérer les mauvais traitements subis, les petites et grandes violences vécues pendant toutes ces années sous le joug d’un tyran. L’empreinte indélébile de ce monstre et les cicatrices laissées sur son corps et sur son âme sont toujours bien visibles et sont là pour lui rappeler d’où elle vient. Et où elle ne veut jamais retourner.

Encore toute étourdie par les narcotiques avalés la veille, Marie, dès le réveil et après avoir repoussé son rendez-vous à lundi avec Audrey, sa psychologue, n’a bien évidemment qu'une seule idée en tête : se rendre illico au Bureau de poste de St-Antoine-sur-Richelieu.

Bien incapable de prendre son auto et pas même certaine de pouvoir tenir sur ses jambes, Marie appelle un taxi. Après tout, St-Antoine n’est qu’à quelques kilomètres de chez-elle.

Arrivée devant le Bureau de poste, elle demande au chauffeur de bien vouloir l’attendre. Elle n’en a que pour quelques minutes. En descendant de l’auto, Marie réalise que la marque du véhicule est une grosse Lincoln Continental en tous points semblable à celle héritée à la suite de la mort accidentelle de son premier mari dont elle a conservé le nom de famille.

Le préposé à la consigne de la Poste indique à Marie la boîte postale correspondant à la clé 326. Le cœur battant la chamade, elle tourne la clé dans la serrure de la petite boîte métallique, prête à tout. S’y trouve une enveloppe qu’elle s’empresse d'ouvrir en la déchirant littéralement et de laquelle glisse une carte d’affaires qui atterrit à ses pieds.

MICKEY HALLER

Lawyer/Avocat/Advokat

2154 Wallander Plast

Göteborg, Suède

Il n’y a qu’une courte note sur laquelle elle reconnaît aussitôt la graphologie particulière d’Alejandro. Elle doit s’adosser à la rambarde de la consigne tellement ses jambes peinent à la supporter.

Maria mi amor,

Si lees esta lettra, ya estaré muerto desde un cuanto tiempo. Te escondi muchas cosas y te menti mucho, pero quiero que sepas que tambien te amé mucho. Contacta a estr hombre, es un amigo y SOBRE TODO, se prudente y discreta.

Mil excusas! Mil perdonas!

A.

Traduction:

Marie, mon amour,

Si tu lis cette lettre, c'est que je serai mort depuis un certain temps. Je t'ai caché beaucoup de choses et beaucoup menti, mais sache que je t'ai aussi beaucoup aimée. Contacte cet homme, c'est un ami et ,SURTOUT, sois très prudente et discrète.

Mille excuses! Mille pardons!

A.

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Dès son arrivée au Quartier général (QG) de la Sûreté du Québec (SQ), lundi matin, après une fin de semaine passée à son chalet des Laurentides à taquiner la truite - sans grand succès d’ailleurs -, l’inspecteur St-Cyr apprend qu’il est attendu toutes affaires cessantes au bureau de la cheffe divisionnaire.

Ce type de demande est plutôt inhabituel et n’augure rien de bon pour l’inspecteur qui traîne avec lui un lourd dossier professionnel. Affecté aux Mœurs en début de carrière, il a été transféré aux Homicides à la suite de rumeurs non avérées de concomitance avec le crime organisé et des gangs de rue. Son transfert à la Brigade d’intervention (BI) dès sa création a, à l’époque, fait grand bruit et beaucoup jasé.

Les gradés de la SQ et quelques hauts fonctionnaires du gouvernement du Québec ont bien tenté, à quelques reprises, d’avoir la tête de l’inspecteur sur un plateau, mais c'était sans compter sur l’emprise de la toute puissante et très redoutée Association des policières et policiers du Québec (APPQ) avec ses quelque 5 700 membres. En outre, fait non négligeable, l’inspecteur St-Cyr possède l’un des taux de réussite d’enquêtes parmi les plus élevés au sein du corps policier provincial. Par ailleurs, il a résolu à lui seul plus d’enquêtes, ces deux dernières années, que la quasi-totalité des autres inspecteurs, ce qui lui vaut d’être autant admiré que craint.

- Entre Donald, dit la cheffe divisionnaire dans son bureau où règne un désordre tout calculé.

Jeune quadragénaire à l’allure sportive ayant franchi les échelons grâce à son style direct et à sa grande capacité de travail, Jeanne Marple partage sa vie avec une comédienne très connue. D’aucuns prétendent qu’elle s’est plutôt retrouvée tout en haut de la hiérarchie policière par son outrecuidance et son arrivisme. La vérité se situe sans doute à quelque part entre ces deux positions.

Pour l’avoir côtoyée à quelques reprises au cours de précédentes enquêtes, l’Inspecteur croit pour sa part que sa supérieure mérite amplement tous les honneurs rattachés à son poste sélect et pour lequel elle est surqualifiée. Toujours selon lui, toutes les mauvaises langues auront beau dire, il ne sera jamais aisé pour une femme, gaie de surcroît, de se retrouver à la tête d’une grande organisation, fut-ce la SQ.

- Je voulais te voir, car j’ai des informations importantes concernant ton enquête sur la mort de Alejandro Torres et le trafic d’oeuvres d’art volées ou contrefaites, lance d’entrée de jeu la cheffe divisionnaire. J’ai reçu hier, un dimanche, un courriel d’un agent du FBI m’exhortant de collaborer avec lui sur cette affaire. Il s’agit de partager des informations et des détails de l’enquête sur l’accident de voiture qui a coûté la vie à Torres il y a six mois.

Naturellement, tous les machos du 8e étage ont dû être fous de joie à la seule idée de collaborer avec le FBI. Tout ne serait pas limpide dans cette histoire. C’était peut-être une erreur de ne pas l’avoir confié tout de suite aux Homicides…

Soulagé que le but de cette rencontre ne porte pas sur ses agissements passés ou présents, St-Cyr décide de s’en ouvrir à sa supérieure sur son malaise devant l’incertitude qui, tel un brouillard qu’il faudra dissiper, entoure l’identification formelle du cadavre retrouvé calciné dans la petite Versa rouge. Il lui confie, de plus, ses appréhensions concernant les hésitations et les regards de biais de Marie Jeunet, la blonde de Torres.

« Elle ne dit pas tout, dit-il. Je sens qu'elle cache quelque chose. Mais quoi?

- Avant de l’oublier, rajoute Mme Marple, il semblerait que plusieurs tableaux de maitres n’ont jamais été retrouvés depuis 2018. Il y en aurait pour des millions de dollars. Je te transfère le dossier.

- Ce sera tout, cheffe? demande l’inspecteur.

- Pas besoin de te dire que ce dossier est classé « confidentiel » et qu’il devient par le fait même prioritaire.

- Bien, cheffe!»

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Marie Jeunet aimerait effacer les relents d’un passé datant du temps d’avant ; avant son diagnostic de Trouble de la personne limite, avant la librairie, avant son installation à la campagne, avant ses visites chez la psychologue qui la bouleversent autant qu’elles l’aident.

Avant Alejandro.

Et surtout, avant feu son dernier mari, le tyran.

Au fil des mois qui sont devenus des années, les sévices du monstre à l’encontre de Marie ont toujours connu une gradation constante, régulière. De violence verbale et psychologique au début de leur relation, les choses sont devenues plus corsées et plus fréquentes les disputes pour des broutilles. Ensuite, les coups ont commencé à pleuvoir sur la pauvre Marie, lacérant ses chairs, atrophiant sa féminité et amputant son âme meurtrie de sa bonté et de sa joie de vivre.

Toutefois, tout le temps qu’ont duré les sévices, Marie attisait sa colère et fomentait sa revanche. L’idée de s’en prendre physiquement au tyran avait toujours été là, tapie en elle, et avait pris forme insidieusement et presque à son corps défendant.

A commencé alors pour Marie la quête de la meilleure façon de mettre fin à ses souffrances. Elle est allée puisée à l’œuvre romanesque de la reine du crime, Agatha Christie, la romancière qui a toujours pris un malin plaisir à empoisonner ses victimes.

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