Je me précipitai vers la bouteille de Gin, cachée au fond de mes armoires. Tremblant, je l’ouvris et fus immédiatement envahi d’un sentiment de culpabilité et de honte. Je la refermai.

En fouillant dans la boite, je mis la main sur un carnet aux pages froissées et jaunies. Je ne l'avais pas ouvert depuis des années, ce carnet. Il avait été mon compagnon dans les jours les plus sombres, me tenant lieu de confident lorsque tout espoir semblait perdu.

Je feuilletai lentement les pages, chaque mot ramenant un flot de souvenirs et d’émotions. À une époque, ces mots m’avaient maintenu en vie, me donnant une voix lorsque je me sentais inaudible. À la dernière page, un croquis se dévoilait sous mes doigts. C’était un dessin qu’Aurélien avait fait un soir de décembre, réfugié dans ma chambre, pour se protéger des hurlements de nos parents. Un dessin grossier de nous deux, assis sous les étoiles, mes bras protecteurs autour de ses frêles épaules.

En regardant le dessin, je me rappelai à quel point Aurélien avait été une ancre pour moi dans notre naufrage familial. Comment il avait toujours pris ma défense, malgré son plus jeune âge, su m’écouter sans jamais me partager sa tristesse et sa douleur de me voir m’enfuir dans la consommation puis l’abandonner, comment il avait partagé mes peines sans jamais chercher à m’en détourner.

Et maintenant, il était clair que c’était à mon tour de l’aider.

Je pris une profonde inspiration et décidai de retourner le voir le lendemain. Je ne pouvais pas abandonner Bob non plus. Pas maintenant. Il avait besoin de moi, même s'il ne le réalisait pas encore.

Le lendemain matin, le ciel était gris, menaçant de pluie. Je marchai lentement jusqu'à l'endroit où j'avais vu Bob et Aurore la veille, mes pensées tourbillonnant autour des conversations à venir. En arrivant près de leur tente, je remarquai que la petite école était déjà en effervescence, les enfants jouant dans la cour sous le regard attentif de leurs parents.

Bob et Aurore étaient là, assis sous le même marronnier, l'air un peu plus sombre que la veille. En m’approchant, je vis Aurore se blottir contre Bob, son visage caché dans son cou. Il la serra contre lui, la berçant doucement.

Bonjour… commençai-je d’une voix douce, espérant ne pas l’effrayer.

Ils relevèrent la tête, leurs yeux cherchant les miens. Je pouvais voir la méfiance et la douleur dans leur regard, mais aussi une lueur de reconnaissance.

Claude, pourquoi es-tu là ? demanda Bob, sa voix rauque trahissant une nuit sans sommeil.
Je voulais te parler. Je veux comprendre. Comprendre ce qui s'est passé. Pourquoi tu m'as rejeté hier.

Aurore releva la tête et me regarda, ses yeux rougis par les larmes.

Claude, c'est compliqué, murmura-t-elle, on ne voulait blesser personne, mais...
Aurore, je suis ici pour aider, l'interrompis-je doucement. Je veux vous aider, toi et Bob. Vous n'êtes pas seuls. Cette fois-ci, je ne t’abandonnerai plus… Aurélien… je te demande pardon… pardonne-moi.

Aurore me fixa, silencieuse. Dans son regard, je vis tous les tourments de son âme et jaillir le doute, la douleur, l’incompréhension et le tourment de l’abandon.

Bob sentit le poids du silence et la tension puis soupira profondément, comme s'il portait le poids du monde sur ses épaules.

Tu ne comprends pas, Claude. Cette bataille pour voir Élora... c’est tout ce qui nous reste. C'est notre raison de vivre, notre seul lien avec ce monde qui nous a abandonnés.

Je m’assis à côté d’eux, sentant la tension et la douleur palpables entre nous.

Alors racontez moi. Dites moi tout.

Aurore prit une longue inspiration et commença à parler, sa voix tremblant légèrement.

J’ai perdu tout contact avec ma fille après ma transition. Mon ex-femme ne m’a jamais pardonné et elle a utilisé chaque moyen pour m’empêcher de la voir. Bob m’a trouvée à un moment où je pensais tout abandonner. Il m’a donné une raison de continuer. Ensemble, nous avons décidé de nous battre pour Élora, même si ça nous semblait impossible.

Je hochai la tête, touché par l’intensité de son récit.

Et comment puis-je vous aider ?

Bob me fixa de ses yeux bleus pénétrants.

Tu as des contacts, Claude. Tu connais les rouages et méandres des systèmes sociaux. Peut-être que tu pourrais trouver un moyen pour qu’Aurore puisse au moins voir Élora, la rencontrer, même si ce n’est que de loin.

Je réfléchis un instant. C’était un combat ardu, mais pas impossible.

Je vais voir ce que je peux faire. Mais, Bob, Aurore, vous devez me faire confiance. Vous devez me laisser vous aider.

Aurore sourit faiblement, ses yeux brillant d'une nouvelle détermination.

Merci, Claude.

Bob posa sa main sur la mienne, un geste de gratitude silencieuse.

On t’écoute, Claude. On te suit.

Les jours qui suivirent furent intenses. Je passai des heures à rencontrer des avocats spécialisés dans le droit familial, à contacter des associations LGBT+, et à utiliser chaque ressource à ma disposition pour construire un dossier solide pour Aurore. Pendant ce temps, Bob et Aurore s'efforcèrent de se maintenir à flot, s'appuyant l'un sur l'autre pour traverser ces moments incertains.

Un matin, quelques semaines plus tard, je reçus un appel. C'était l'avocat que j'avais contacté.

Claude, j’ai de bonnes nouvelles. Nous avons réussi à organiser une rencontre supervisée pour Aurore avec sa fille Élora. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est un début.

Je souris, les larmes aux yeux.

Merci. Merci beaucoup.

Le jour de la rencontre, je retrouvai Bob et Aurore au parc. Aurore tremblait de nervosité, sa main serrée dans celle de Bob. Je leur expliquai comment la rencontre se déroulerait et où ils pourraient voir Élora.

Quand Élora arriva enfin, accompagnée par une assistante sociale, Aurore éclata en sanglots silencieux. Elle la regarda, cette petite fille aux yeux curieux et aux boucles brunes, son cœur débordant d'amour et de douleur. Bob serra son épaule, un soutien silencieux, mais inébranlable.

Même à distance, même dans des circonstances imparfaites, ce fut un moment de connexion pure et réelle. Un premier pas, fragile mais déterminé, vers un avenir où, peut-être, Aurore pourrait enfin retrouver sa place de mère. Et moi, retrouver mon petit frère, mon ami et faire connaissance de ma nièce.

En observant la scène, je réalisai combien nous étions tous liés par des fils invisibles de souffrance, d'espoir et d'amour. Et que, parfois, tout ce dont nous avions besoin pour avancer, c'était de tendre la main et de trouver la force dans ceux qui nous entourent.

Ce jour-là, j’ai su que, malgré les tempêtes de nos vies, nous avions encore la capacité de trouver la lumière. Et que pour Bob, Aurore, Élora, et moi-même, le chemin vers la guérison venait à peine de commencer.

Ce fut un moment magique et d’une intensité émotionnelle palpable pour tous. Élora était à l’aise, comme si ce débordement d’affection et d’attention à son égard éclipsait tout le reste, nos airs ébahis et nos visages inondés de larmes de joie et de reconnaissance. Nous étions l’espace de quelques minutes une vraie famille, unie et aimante qui partageait un moment de bonheur éphémère.

Alors que nous étions serrés les uns contre les autres, comme isolés du reste du monde, un cri et des sacres fusèrent du bout du couloir et nous vîmes apparaitre une femme en furie, accompagnée d’un homme imposant arguant une batte de base-ball dans les airs, comme si le ciel le menaçait. Ils s’approchèrent en nous insultant, faisant fi des gardiens de sécurité et d’Aurore qui, effrayée par ses cris, murmurait d’arrêter, de partir, que tout allait bien.

L’homme en question fonça vers Aurore et avant même que quiconque puisse bloquer son geste, il la frappa très violement dans le dos en lui hurlant:

Approche toi une autre fois de ma fille espèce de dégénéré et je te jure que c’est à la tête que je te frapperai la prochaine fois.

Aurore s’effondra dans un silence abyssal…