Hamal mit son plan de charme à exécution dès le lendemain. Il approcha les deux femmes avec son plus beau sourire, ne réalisant pas que ça ressemblait plus à une grimace, le cœur n’y étant pas et sa haine transpirant au travers de ses yeux. Caroline et Nakia reculèrent d’un même mouvement et se serrèrent l’une contre l’autre. Cet homme était définitivement menaçant. Il leur semblait familier.

- Excusez mon insistance mesdemoiselles, mais je ne pouvais m’empêcher d’admirer votre beauté. Vous êtes magnifiques et le contraste entre vos couleurs de peau est fascinant.

- Euh! Merci!

- Je peux me joindre à vous?

- Oh! Désolée mais nous devons quitter, une autre fois peut-être?

Se voyant ainsi repoussé, Hamal ne réussit pas à cacher sa déception et sa colère.

Caroline et Nakia prirent leurs effets sans terminer leur déjeuner et quittèrent le restaurant en se promettant de ne plus y revenir tant et aussi longtemps que cet hurluberlu le fréquentera. Elles avaient reconnu la gargouille qui les épiait depuis un moment déjà. Le fait qu’il ait voulu changer son apparence était encore plus inquiétant. Il était clair qu’il s’intéressait vraiment à elles. Que faire? Aller à la police? Pour Nakia c’était délicat mais pas pour Caroline.

Nakia regagna le centre et Caroline alla porter plainte au poste de police du quartier. Le policier qui la reçut sembla plutôt indifférent et remplit le formulaire d’un air absent et blasé jusqu’au moment où Caroline mentionna que sa copine s’était fait agresser l’an dernier et qu’elle avait dû se défendre. Il la regarda, étonné, et lui demanda s’il s’agissait de Nakia Debe. Elle acquiesça, troublée qu’il soit au courant.

-Je suis l’homme qui a témoigné à son procès, c’est moi qui suis intervenu lors de sa première agression.

- Oh! Je ne vous avais pas reconnu, ainsi en uniforme, vous étiez habillé en civil lors de votre témoignage.

- Oui l’incident a eu lieu en dehors de mes heures de travail, en tant que citoyen ordinaire et non comme membre des forces de l’ordre. Votre amie est très courageuse et j’ai beaucoup d’admiration pour elle.

Ce qu’il ne mentionna pas c’est qu’elle le bouleversait profondément et il rêvait beaucoup de la rencontrer. Il continua de remplir le formulaire de plainte avec une tout autre attitude. Caroline décela rapidement le changement d’humeur du policier et sourit, devinant un intérêt plus que professionnel chez ce jeune homme noir. Un tel ami ne pourra être que d’un grand secours. Il rassura Caroline et lui promit de passer voir Nakia au centre pour confirmer le tout.

Ismaël Léonard, c’est son nom, se présenta au centre le jour même mais non sans avoir d’abord épié les environs et s’être défait de son uniforme. Bien lui en prit car il repéra le suspect caché derrière une voiture et louchant vers l’entrée principale du centre. Ismaël contourna l’édifice et cogna à la porte de derrière. Sahara, surprise par cette anomalie, vint lui répondre avec un air de suspicion qui s’effaça aussitôt qu’elle le reconnût. Lors de son témoignage, au procès, elle avait eu tout le loisir de l’examiner et elle avait senti une vague de sympathie pour ce jeune homme; elle avait perçu clairement l’essence de bonté de cet être qui n’avait pas hésité une seconde à porter secours à sa protégée. Elle le fit entrer avec reconnaissance, Caroline l’ayant avisée de sa démarche. Lorsqu’il revit Nakia, et surtout lorsqu’elle lui décocha un large sourire, il éprouva une grande joie. Elle en profita pour le remercier, ce qu’elle n’avait pas eu l’opportunité de faire jusqu’à maintenant. Les deux âmes se sentirent vite comme des vases communicants, la conversation était fluide et aisée. Sahara les observait avec tendresse, satisfaite et heureuse, son intuition se précisant de plus en plus. Ces deux-là étaient connectés dans le cosmos de la vie, ils se connaissaient bien avant cette existence présente.

Ismaël et Nakia se rendirent chez Caroline en passant par la ruelle qui débouchait sur une rue très passante près d’une station de métro où ils s’engouffrèrent prestement. Habitué aux techniques de filature, Ismaël prit bien soin de vérifier si l’autre les avait suivis. Rien à signaler. Une fois chez Caroline, ils élaborèrent un plan pour la suite des choses. Dans ce genre de cas, la police ne fait généralement pas de zèle, les situations aboutissant souvent en cul de sac. Soit l’incident est anodin et fortuit, soit l’épieur se décourage lorsque confronté par l’épiée, soit la personne est paranoïaque et s’imagine des scénarios loufoques. Rarement ils se concrétisent en agression. Mais Ismaël a vite compris la dangerosité de la situation. Il fut décidé d’abord de le faire suivre par un détective privé afin de le coincer dans un comportement criminel quelconque qui pourrait servir à l’arrêter.

Ismaël connaissait un ancien lieutenant détective devenu privé, et qui résolvait pratiquement toutes ses affaires. Au fil des années, il s’était dégoûté de la lenteur et la lourdeur du système pénal qui lui liait les mains lors d’arrestations justifiées et bien documentées. Aussitôt écrouées ses prises étaient relâchées souvent sans forme de procès. La corruption, qui siège au sein des responsables de l’ordre public, l’a écœuré et il a donné sa démission à la suite d’une enquête soigneusement menée contre un caïd de la drogue et qui a finie en queue de poisson pour ‘’vice de procédure’’. Il a claqué la porte en se faisant la promesse de traquer ces pourris, pieds et mains déliées. Il était passé maître dans l’art de les faire s’empiéger eux-mêmes dans leurs propres filets. Il avait souvent recours à Ismaël, dont il avait été le mentor, pour des informations plus délicates. Une complicité et un mutuel respect s’étaient développés solidement entre eux. Il fut convenu d’une rencontre dès la semaine d’après, tous les quatre au bureau de Laurent Tremblay, de l’agence Œil de Lynx située au centre-ville de Montréal.

Au premier regard, Laurent a inspiré confiance aux deux femmes et elles se sont confiées à lui sans retenue, l’informant de ce qu’elles ressentaient face à cet homme. Nakia raconta son histoire dans les grandes lignes, sans rentrer dans les détails macabres de ce qu’elle avait subi dans son pays. Laurent a su lire entre les lignes et se faire une idée assez précise de la situation. Il supposa immédiatement un lien soit de collaboration dans le crime soit familial. L’aspect menaçant du personnage et son insistance à les suivre lui soufflait à l’oreille qu’il était en mission de vengeance, d’où le potentiel de connivence avec le défunt tué par Nakia, car manifestement c’est elle qui était visée.

Laurent suggéra aux deux amies de se retrouver à leur petit bistro aux heures habituelles afin de ne pas éveiller les soupçons, et lui s’y rendrait une quinzaine de minutes avant leur arrivée pour repérer les lieux et subséquemment le guetteur. Il en fut décidé ainsi et le mardi suivant, nos compères se rendirent sur place dans l’ordre établi. Pendant ce temps Ismaël devait patrouiller à pied aux alentours, l’air blasé du policier qui aurait sûrement plus urgent et excitant à faire que de traînasser ainsi. La chance leur sourit aussitôt, le suspect, fidèle au poste, était repérable comme le nez au milieu de la face. Les deux hommes sourirent et se firent un clin d’œil, le gars avait vraiment l’allure d’une gargouille, difficile de le manquer. Caroline et Nakia commandèrent leur petit déjeuner de prédilection, et espresso en mains, gagnèrent leur table du fond sans adresser un seul regard au principal intéressé, qui leur lança un coup d’œil méprisant et chargé d’animosité. Même Laurent en eut la chair de poule. Cette impression aiguisa ses perceptions et il étudia soigneusement le malfrat pour repérer ses points faibles et éventuellement entamer la conversation. Au moment du départ des filles, il se leva aussi et quitta le resto, en restant sur le trottoir pour s’allumer une cigarette. Lorsque l’homme sortit, il lui emboîta le pas. Il le suivit jusque chez lui, nota l’adresse et envoya l’information à Ismaël afin qu’il puisse entamer des recherches pour trouver son identité. Il se cala confortablement sur un banc dans le parc qui faisait face à l’immeuble délabré et décrépi. La casquette sur le visage, il entreprit de faire une ‘’sieste’’ les yeux fixés sur la porte à travers la visière transparente de son couvre-chef. Entretemps, Ismaël a pu découvrir l’identité de Hamal et faire la lumière sur la parenté de celui-ci avec Hamidou Konaté. Il apprit, après investigation auprès de l’immigration, qu’Hamal avait passé son délai de visite au pays, et donc qu’il y était illégalement, les funérailles de son oncle expédiées depuis plusieurs mois déjà. Ils lui ont dit avoir perdu sa trace, ce qui fit penser à Ismaël qu’ils n’avaient pas cherché bien loin puisqu’il habitait chez son oncle. Après vérification auprès du propriétaire des lieux, il fut avisé du mandat d’éviction en vigueur pour absence de paiement. Il prit arrangement avec ce dernier afin qu’il retarde son action d’une semaine pour permettre à la police d’état de le cueillir pour le retourner dans son pays.

Laurent, satisfait de ce qu’il venait d’apprendre, se dit que la tâche n’aura pas été très compliquée puisque le voyou s’était déjà empêtré lui-même les pieds. Il poursuivit néanmoins sa filature, sachant qu’Hamal allait sûrement ressortir pour aller épier Nakia au centre, et pour prévenir un danger toutefois imminent. Qui sait quand il se décidera à passer à l’acte. Laurent ne voulait pas prendre de chance tant et aussi longtemps que le loustic ne soit entièrement hors de nuire. Comme prévu, Hamal sortit de son appartement pour se diriger au lieu-dit. Plusieurs heures s’écoulèrent et les deux hommes, immobiles chacun à leur position, attendaient patiemment la sortie de Nakia. Il faisait déjà sombre lorsqu’elle se pointa dehors. La vitesse avec laquelle Hamal bougea surprit Laurent, trop loin pour l’empêcher de saisir Nakia par le cou et l’entraîner à l’arrière. Laurent courut, arme au poing, lui porter secours. Il jura en lui-même pour s’être laissé prendre comme un débutant.