Je la suivis du regard, sa conversation semblait des plus sérieuses. Son corps parlait pour elle ; la tête penchée vers l’avant, les épaules affaissées, tout cela n’avait rien de bon. Elle se déplaça, toujours le téléphone à l’oreille, hors de mon champ de vision. Elle réapparut plusieurs minutes plus tard, l’air troublé.

—Comment va ta mère ?

Il y eu un vide, un silence qui sembla interminable, puis elle me répondit.

—Hugo, j’ai une faveur à te demander, laisse-moi mûrir cet appel, je t’en reparle plus tard.

Un sourire apparu sur ses lèvres, elle me prit par le bras et me tira vers les quais en disant.

—Aller, il fait un soleil radieux, les voiliers nous attendent !

Comme nous étions encore tôt dans l’après-midi pour aller aux rendez-vous que j’avais fixés, nous nous dirigeâmes vers les premiers exposants. C’était bon de sentir le mouvement des quais sous nos pas, d’humer cet air frais d’eau même si elle n’est pas tout à fait celle de l’océan, la baie de Chesapeake étant une eau saumâtre.

Aucun mot n’avait été prononcé depuis et Hugo brisa ce silence.

—Ce matin, je regardais les annonces dans les différents journaux locaux et je remarquais que tous les propriétaires ou revendeurs de voiliers voulaient offrir plus que leurs simples bateaux, mais plus un rêve, leur texte étant plus qu’être des descriptifs. On aurait dit qu’ils vantaient les attributs d’une… de leur dulciné.

J’enchainai aussitôt.

—Ça doit être pour ça que les marins attribuent, en parlant de leur bateau, le terme anglais « she » au lieu du « it », même si ce n’est qu’un objet. Pour eux, c’est un être vivant et l’on pourrait presque dire, avec qui, il est permis de tromper sa femme…

Elle me regarda et se mit à rire.

—Comme ça tu cherches ton rêve, une maitresse ?

—Non, non ce n’est pas ça que je voulais dire.

Elle continua à rire. Cela me faisait plaisir de la voir ainsi, détendue même si cela était à mon détriment.

—Mais j’ai entendu dire que l’on apprenait à découvrir les réactions de son voilier même après plusieurs années de navigation, un peu comme on découvre une personne avec le temps.

—Oui, j’ai aussi entendu cela, mais pour moi ça semble un peu irréel.

La journée en fut une de promenades sur les quais nouvellement installés et où se retrouvaient déjà des dizaines et des dizaines de bateaux. Les vendeurs nous vantaient leur marque, mais j’étais plus en mode visite, car les nouveaux voiliers me semblaient avoir tous le même look, moderne à l’intérieur, des bois quelques peu artificiels, peu chaleureux quoi. Certains avaient des allures futuristes à la manière des nouvelles autos, avec des lignes trop aérodynamiques.

—Mais merde !! tu ne trouves pas que ce sont des drôles de voiliers, on dirait qu’ils ont des lignes de « jetboats » ?

—Comme je t’ai dit, je m’y connais plus ou moins, mais à les voir, je préfèrerais un voilier de l’ancienne époque.

—Tu as tout à fait raison, je pense que je vais plus aller voir les bateaux usagés, ceux qui sentent encore le bateau qui respectent beaucoup plus ma vision d’un voilier, ceux qui ont une âme quoi !

—Je suis d’accord avec toi Hugo.

Je suis un peu fatiguée, que dirais-tu si on allait prendre un petit apéro ?

—Très bonne idée, j’en ai assez moi aussi pour aujourd’hui, je continuerai mes recherches demain. Profitons du reste de cette merveilleuse journée en si agréable compagnie, ta compagnie…

Avec un sourire radieux, elle me prend par les épaules fermement, tout en étant d’une délicatesse déconcertante, m’embrasse tendrement les joues et, ses yeux pétillants m’investissent.

Sans comprendre pourquoi, nous nous mîmes à marcher. Après quelques dizaines de pas, Juliette s’arrêta nette, me prit la main et me regarda d’un air sérieux.

—Hugo, il faut que je te dise quelque chose !

—Ça va, c’est cet appel ?

—Oui et non, justement c’est de ça dont je veux te parler. Hugo, ma mère va très bien, c’est moi qui est malade.

—Comment ça ?

—J’ai un cancer, que l’on m’a reconfirmé tout à l’heure, incurable. Je le savais déjà, mais j’attendais un nouvel avis et…

Mais Hugo voulut placer un mot.

—Laisse-moi finir. En te voyant hier, le goût de vivre m’est revenue encore plus fort que jamais et je sais que cela n’a peut-être aucun sens, mais je voudrais vivre à fond les moments qu’ils me restent…

Hugo était sous le choc, ne sachant vraiment quoi dire, quoi répondre à ce qu’il venait d’apprendre.

—Excuse-moi, mais « christ » de cochonnerie !!

—Ouais, comme tu dis.

—Ce n’est pas traitable, opérable ou je ne sais quoi ?

—Non, c’est pour ça que j’ai demandé un deuxième avis. Elle enchaîna après un moment : ils me donnent deux ans, mais ça pourrait être plus. Tu sais, j’aurais une envie folle de vouloir tout plaquer, de juste vivre sans obligations, sans tracas quotidiens et ton idée de voilier m’a comme embrasée. Je me suis mise à m’imaginer, arrêter de ports en ports, découvrir des nouveaux coins de pays, des baies sauvages où je sauterais dans des eaux cristallines et chaudes, de prendre le temps d’être contemplative devant des couchers de soleil aux couleurs infinis.

Ma tête se remplit d’images des choses que Juliette venait de décrire et sans trop réfléchir, j’ajoutai :

—Mais pour tout ça, ça te prendrait un capitaine !

Son regard s’embua, mais il avait aussi un quelque chose qui me troubla, je sentais une sorte d’élan, de je ne sais quoi de sa part, une connexion se fit entre nous, était-ce un désir non avoué.

Dans un élan presque instinctif, je la pris dans mes bras, la serra très fort. Je ne pouvais lâcher mon étreinte. Nous étions là, seul au monde, dans notre bulle, sur les quais d’Annapolis, les passants nous regardant au passage.

—Viens Juliette, allons prendre cet apéro, je pense que nous en avons besoin tous les deux.

Elle ne dit rien, je me mis mon bras autour de son épaule et on se mit à marcher en direction du bistro où l’on s’était vu. Elle m’entoura à son tour de ses deux bras et même si cette position semblait peu probable, le tout était d’une fluidité parfaite.

L’hôtesse nous installa exactement à la table où j’avais été la dernière fois. Vue imprenable sur un paysage de mâts, le tout accompagné d’un Chardonnay bien frais. Nous échangeâmes des regards, sans que cela soit inconfortable pour un ou pour l’autre. Nous étions là comme un couple qui aurait été ensemble depuis de nombreuses années, capable de bien vivre les silences…

—Quand tu m’as parlé de ton rêve tout à l’heure et de tout plaquer, tu m’as rejoint. J’ai la même pensée que toi, celui de vivre cet arrêt du temps, celui d’une vie hors de la folie de ce monde, mais encore plus de partager ces moments au quotidien. C’est drôle lorsque j’était en route vers Annapolis, je me disais que si je me laissais aller à écouter ma voix intérieure, j’achèterais mon voilier ici, je vendrais ma voiture et je partirais pour un « No Where » sur l’eau.

—Quelle merveilleuse idée tu as là. J’ajouterais à ce que tu dis, que si moi j’écoutais aussi ma petite voix, je reprendrais ce qui nous a été arraché lorsque nous étions jeunes et que nos rêves deviennent réalité…

Hugo vibra aux propos de Juliette, tellement qu’il dit spontanément,

—Et pourquoi pas, Juliette…