Bien sûr, Saul lirait aussi la lettre, son avis m’était toujours essentiel dans les moments pivots, lui qui comptait tellement pour moi, qui m’accompagnait tous les jours. L’homme que j’aimais, toujours présent à mes côtés, celui avec qui je bâtissais une vie où l’amour, le partage, le respect et le bien-être de l’être aimé formaient les bases de notre union. La lettre qu’il lut en trente secondes à la main, il me demanda si je voulais aller à Vologda.

- Je ne sais pas. Un côté de moi est curieux de voir ce que Solomon a laissé pour moi là-bas et de l’autre, j’ai peur d’y aller.

Ma mère m’avait raconté la vie de Solomon, ou du moins ce qu’il en avait laissé filtrer lors de leur rencontre de février dernier, et elle avait conclu qu’il valait mieux tourner la page définitivement. Que m’importait la vie passée de mon père, qu’apprendrais-je de plus en allant à Vologda? Est-ce que je bâtirais mon avenir sur le passé de mon père? Solomon n’avait aucune emprise ou influence sur moi et encore moins après sa mort, il n’avait pas à me dicter d’aller voir ce qu’il en retourne dans une ville russe dont je n’ai jamais entendue parler avant cette lettre.

Pour en avoir le cœur net, je pianotai sur Google Map pour lire que le voyage en auto prendrait grosso-modo huit heures, on devrait donc hypothéquer nos vacances d’au moins deux jours pour aller à Vologda. Une recherche sur Google Street View montra à l’adresse donnée, un édifice à logements beige, semblable à ceux bombardés par les Russes en Ukraine et que les médias nous montraient à répétition. Un lieu anonyme, triste, sans balcon qui faisait mine basse dans une rue déserte qui débouchait sur un parc. J’y découvrirais qui, quoi?

Bien que j’aie émis le souhait de voir mon père lors de ce voyage, j’avais aujourd’hui une vision plus claire de ce que je ressentais. J’avais le cœur libre et une chose était évidente pour moi : mon père, cet inconnu pour qui j’avais eu de la curiosité plutôt que des sentiments, ne bouleverserait pas ma vie. Depuis plus de trente-cinq ans, il s’était évanoui dans le décor, mis à part une seule carte d’anniversaire, il était jusqu’à tout récemment totalement absent de mon univers. Je n’avais finalement pas envie de découvrir ce que Solomon n’avait pas eu le courage de me dire dans sa lettre.

L’amour que me liait à ma mère était infaillible, indestructible et je l’aimais tellement que rien, ni personne ne pourrait nous éloigner l’une de l’autre. Elle s’était démenée corps et âme pour nous bâtir une vie décente aux États-Unis, sans lui, et on y était arrivées avec succès. Jusqu’à ce qu’il se pointe aux funérailles de Sofia, ma vie s’était déroulée sans aucune attente envers lui. Tout comme ma mère, je constatais aujourd’hui que Solomon n’était que déception, mensonge et je n’avais pas besoin d’en savoir davantage. La vie est faite de choix et je choisissais la paix, l’amour pour les personnes qui m’étaient chères, qui étaient présentes, adieu les fantômes. Je garderais la bague, seul souvenir de mon père qui avait de son propre chef, il y a des décennies, de nous effacer de sa vie.

- Non, je ne souhaite pas fouiller le passé de mon père. Je préfère cultiver notre amour et celui que Sofia portait à ce lieu pour le reste de nos vacances. Restons, mon amour.

La pluie de mai tombait comme un tambour sur le toit métallique, nourrissant la terre du potager et du jardin de Sofia. Le printemps arrivait plus tard à Novgorod qu’au Québec, il fallait compter au moins six semaines de plus. Saul avait sorti des outils dans la remise et entrepris de réparer le seuil de la porte qui laissait passer le jour. La porte grande ouverte laissait pénétrer l’air pur, frais et l’odeur de la terre humide qui envahissait la maison. Je préparai du thé, sortis mon carnet, mes crayons et mon aquarelle et m’installai sur la nappe cirée de la table de la cuisine pour dessiner tranquillement le royaume de mon enfance.

***

Les jours suivants furent un pur bonheur. La tension était tombée, le soleil était éblouissant, les journées allongeaient, la nature jubilait d’un printemps qui apportait des bourgeons qui fleuriraient bientôt au magnolia, des lueurs vert tendre du feuillage à venir sur les branches de la haie d’églantiers, des volées d’oiseaux surexcités qui ne savaient plus où se poser tant la terre et les arbres avaient à leur offrir. Devant la maison, les crocus et les perce-neiges pointaient du nez dans la pelouse, les narcisses allaient éclore d’ici une semaine, suivis des tulipes, des hyacinthes. Le bal était parti!

Un beau matin, Monsieur Ivan, le voisin de Sofia qui m’avait conquise avec ses fromage de chèvre quand j’étais enfant, nous rendit visite. À la fin de l’été dernier voyant que Sofia n’était plus apte à s’en occuper, il avait récolté le miel et avait pris soin de préparer les ruches pour que ses abeilles survivent à l’hiver. On prévoyait du temps doux pour les prochains jours, il serait temps de les visiter et préparer leur redémarrage.

Je l’accompagnai, étudiant docilement chacun de ses gestes lents et précis pour vérifier l’état de la colonie : heureusement les abeilles étaient en santé et elles avaient encore des réserves de nourriture si le temps frais revenait par surprise. Vers midi, Saul nous proposa des sandwiches et du thé que nous avons dévorés assis sur les marches extérieures de la maison, profitant pleinement du bienfait du soleil de mai. Comme Saul comprenait un peu le russe, qu’il avait par contre de la difficulté à le parler, j’étais l’interprète de service, et cela me faisait grand plaisir.

Ivan nous a demandé qui s’occuperait de la datcha et du jardin quand nous quitterions dans quelques jours. Saul et moi n’en avions pas parlé, mais il était clair que notre vie était à Montréal, il n’était pas question de nous installer en Russie. Ivan parlât de sa fille aînée Tanya qui venait de divorcer et qui habitait temporairement chez lui en attendant de trouver un logement convenable. Est-ce que nous envisagerions de lui louer la maison pur quelques mois ? Elle s’occuperait bien sûr du jardin, elle en prendrait grand soin en notre absence.

Le soir même j’appelai ma mère à qui je n’avais pas parlé depuis notre arrivée chez Sofia. Elle partageait notre avis, c’était une bonne idée que Tanya habite la datcha en attendant que nous décidions de son sort. La vendre, la louer, la garder et venir y passer les vacances ? Il était trop tôt pour le savoir, nous n’avions jamais eu l’intention de nous installer en Russie, ni avant, ni maintenant. Ma mère et moi étions évidemment d’origine russe, mais nous étions aujourd’hui américaines et moi, aussi canadienne.

Je lui décrit les petits travaux que Saul faisait sur la maison, des graines de lupins trouvées dans le premier tiroir du grand buffet bleu et que j’avais semées dans la prairie bordant l’allée menant à la maison, évitant consciemment de parler du décès de Solomon et de sa dernière lettre. Maman m’a toutefois demandé des nouvelles de Boris. Malgré ma promesse de ne pas m’immiscer dans leurs histoires familiales, j’étais totalement incapable de mentir à ma mère j’ai alors craqué et raconté à Christina la dernière visite de Boris à la datcha, la mort, ou devrais-je dire l’assassinat de mon père, la lettre etc.

- Je ne crois pas que je reverrai Boris avant mon départ, maman. Il m’a remis aussi une bague avec un énorme diamant ayant appartenu à une arrière-grand-mère de Solomon. Je crois que vous devriez avoir une conversation Boris et toi. Je ne suis pas certaine de comprendre votre dynamique et encore moins les liens qu’il entretenait avec Solomon.

Christina était un as dans l’art de l’esquive, elle le pratiquait déjà au moment de quitter l’URSS en 1990 et changea tout de suite de sujet.

- On verra, ne t’en fais pas avec ça, l’important c’est que toi et Saul profitiez à fond des quelques jours de vacances qu’il vous reste.

- Maman, j’ai retrouvé la datcha de mon enfance, je peux m’imaginer y passer les beaux jours d’été. J’ai une idée qui me trotte dans la tête depuis quelques jours, je veux écrire et illustrer un livre jeunesse sur mes étés à Novgorod. J’ai plongé et j’en ai parlé à un éditeur de Montréal hier pour lui soumettre le projet et il accepte de me rencontrer à mon retour.

- Tu me fais plaisir Evgueniya, j’ai très hâte de voir tes dessins.

- Je t’aime maman et j’espère que tu viendras bientôt nous voir quand on sera de retour à Montréal. Sinon, promis juré, on ira à Cleveland pour le weekend du 4th of July.

- Je t’aime aussi ma fleur, embrasse Saul pour moi.