Merde, on dirait bien des cheveux ! Alors que je me redresse pour mieux voir, une bourrasque soulève brusquement le tulle blanc et…rien.

Je me rallonge le cœur battant. Calme-toi, me dis-je, c’est sûrement la fatigue…ou un chat…ou un reflet de lune…ou….et si il y avait vraiment quelqu’un ?

Au bout de plusieurs minutes interminables à écouter chaque grincement et autres caprices sonores de la vieille maison, je n’en peux plus. Mon microscopique couteau suisse de randonnée à la main, je m’élance à petits pas fébriles dans le couloir, bien décidée à mettre en pièce la rôdeuse du troisième âge.

Je commence par faire le tour de chaque chambre et vérifier que tout le monde est sain et sauf, notant au passage le ronflement glaireux de Nora en totale discordance avec sa perfection habituelle.

Puis, attrapant au passage un vrai couteau dans la cuisine, je me décide à aller jeter un œil dehors. Il fait chaud, le ciel est clair et la lune est pleine. On dirait un œil de pierre au milieu d’une mer immense. Bref, c’est une magnifique soirée d’été. Malgré tout, je tremble comme une feuille. Bravo Jeanne, me dis-je, si on t’attaque tu resteras sans doute là tétanisée.

Je m’oblige tout de même à inspecter comme il se doit le jardin soigné qui entoure la demeure pour me retrouver enfin, à nouveau devant la porte d’entrée. Mes doigts impatients s’empressent d’insérer la clef dans la serrure. Elle tourne sans résistance, comme une délivrance. J’allais enfin pousser la porte quand, d’un coup, je me retourne en sursautant.

J’aurais juré avoir senti quelque chose ! Comme une main, ou une tape légère sur mon épaule…

Et pourtant. Le jardin, le ciel, l’espace devant moi sont toujours aussi vides que tout à l’heure.

Cette fois, ni une ni deux, je m’engouffre à l’intérieur et je referme à double tour derrière moi.

J’ai du m’assoupir dans un fauteuil. Nora me secoue gentiment. La lumière matinale donne un ton doré et mystique à la poussière du salon. Elle a le même regard que Michel, un mélange irritant d’incompréhension, de précaution et de compassion. Et peut-être un peu de peur, aussi.

- Jeanne, ça va ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Tu as dormi là ?

Je grogne en clignant des yeux.

- Hein ? Quoi ?

- Pourquoi tu avais un couteau ?

- Hein ?

Le couteau de cuisine est posé sur la petite table en bois à côté de moi.

- Tu l’avais dans la main, Jeanne.

Un silence tendu s’ensuit. Ma nuit a été courte, j’ai l’impression d’être en lendemain de veille. Je tente tant bien que mal de retracer le fil de ma nuit et de donner une explication logique à Nora qui attend visiblement que je lui réponde.

- Ah euh, je suis descendue pour me faire un petit quelque chose à manger mais j’avais pris un somnifère. J’ai du m’endormir avant d’avoir le temps de manger ma tartine.

Je n’ose pas lui dire que j’ai pourchassé une vieille dame imaginaire autour de la maison. Je sais très bien que ma santé mentale est déjà un sujet de discussion récurrent dans le groupe. Pas besoin d’en rajouter une couche.

Nora soupire, se lève et va replacer en silence le couteau dans le tiroir. Les mains appuyées sur le bord du comptoir, les mâchoires tendues, elle me fixe dans les yeux.

- Jeanne, es-tu certaine que ça va ?

- Mais oui, ça va je te dis. Ce sont ces foutus somnifères, c’est tout.

- Non mais je veux dire, en général, comment tu te sens ? Tu sais très bien de quoi je parle.

Un long silence s’ensuit. Oui, je sais très bien de quoi elle parle.

- J’avoue, je suis un peu fatiguée cette semaine. Mais rien d’anormal, c’est toujours comme ça un début de vacances, non ?

- Okay. Mais fais attention à toi ma belle. Tu me promets que si ça revient, tu m’en parleras ? Je veux dire, si tu sens que quelque chose cloche. Tu sais que je serai toujours là pour toi, hein ?

Je lui souris.

- Promis.

Nora est partie prendre une douche. Je savoure les yeux fermés les quelques instants qui me restent dans la maison encore endormie. Bientôt les piaillements de mon fils Tristan et de l’autre gamine viendront sonner le glas de ma tranquillité.

Je repense à mon amie Isabelle et ses désirs de maternité. Si elle savait. À quel point le compte de fée que l’on nous présente alors qu’on est jeune et fringante est un mensonge. À quel point l’amour inconditionnel ne compense pas nécessairement pour le poids de la responsabilité que signifie être parent. À quel point j’aime mon fils, et la malédiction qu’a représentée cet amour.

J’ai adoré être enceinte. La plupart de mes amies ont vécu les classiques nausées, douleurs, fringales et fatigues qui caractérisent les grossesses. Pas moi. Tout était absolument parfait. Les changements de mon corps m’émerveillaient car ils promettaient l’avènement d’un être extraordinaire. Je baladais mon ventre arrondis comme si c’était un ballon en forme de bonhomme sourire. Je me délectais d’orgies douteuses de cornichons-fraise-basilic sans aucun remord. Tous les livres de maternité que l’on m’avait offert restaient fermés. J’étais confiante, persuadée que l’instinct maternel me guiderait en temps voulu.

Et puis, le jour de l’accouchement est arrivé. Il fut bien plus compliqué que prévu, et bien plus douloureux. Césarienne en urgence et problème de placenta. Bref, un vrai cauchemar. Tristan est né très maigre, et je m’en voulais. Avais-je été trop confiante ? Peu attentive aux symptômes éventuels ? Aurais-je dû moins me goinfrer ? Me renseigner davantage ?

J’étais terriblement anxieuse. Je ne dormais quasiment pas, ne me lavais plus, enchaînant les couches, les tétés, les visites de la famille, m’inquiétant dès que mon fils semblait trop calme ou trop agité.

Michel tentait tant bien que mal de m’apaiser, et d’en faire un maximum pour me laisser respirer. Mais dès que j’avais un moment pour moi, c’était pour me jeter sur ces livres que je n’avais pas lus, ou pour magasiner frénétiquement des couches lavables.

J’avais l’impression d’être un imposteur dans ma propre vie et d’avoir échoué en tant que mère.

Petit à petit la fatigue s’est muée en brouillard. Parfois, je me demandais où j’étais. Les objets semblaient se perdre d’eux même. Je listais tous les comportements de mon fils sur des post-its qui se répandaient à travers la maison. Je perdais le fil des conversations, m’interrogeant sur le sens des phrases et l’ordre des mots.

Michel avait dû reprendre le travail, était moins présent à la maison, mais de plus en plus inquiet. Il a insisté pour que sa mère Andrée vienne s’installer quelques temps à la maison.

C’est là que tout a basculé. J’ai vu l’arrivée de ma belle-mère comme la preuve ultime que je n’étais pas digne d’élever un enfant. J’étais soudain persuadée que Michel et sa mère fomentaient un complot pour me faire interner et me voler mon fils. Je croyais les entendre chuchoter entre eux, le plancher craquer en pleine nuit. Je voyais des ombres parfois se pencher sur le berceau.

Je ne disais rien au début, convaincue qu’il me fallait jouer profil bas et prétendre ne rien déceler de leur jeu au risque de précipiter leur passage à l’acte. Mais mon amoureux et Andrée ont rapidement réalisé que ce qu’ils pensaient être le Baby Blues s’était transformé en délire funeste.

Mes listes ne voulaient plus rien dire, car je les rédigeais sous forme codée pour que personne d’autre ne puisse les déchiffrer. Je passais des heures devant le berceau, surveillant en silence quiconque s’approchait de mon enfant. Si tout ce que je disais me semblait faire du sens, pour mes amis et ma famille c’était devenu un charabia incohérent, accusateur et terrifiant.

La suite est assez floue. Je sais que Michel, accompagné de mes amis et ma famille, a tenté de me convaincre qu’une hospitalisation était nécessaire. J’ai résisté, hurlant que jamais on ne me volerait mon bébé, puis j’ai fini par accepter, à condition que Tristan reste avec moi.

Quatre semaines en unité psychiatrique, des centaines de pilules, et une bonne année et demie de thérapie plus tard, je commence enfin à faire la paix sur cet épisode sombre.

« Psychose post-partum » d’après les médecins. Une femme sur mille. Il fallait évidemment que ça tombe sur moi.