Comment avait-il pu manquer cette inscription jusqu’à maintenant? Farouk n’avait cessé de jouer avec son petit calendrier pendant le vol depuis Montréal, feuilletant une à une les pages d’une chronologie qu’il n’aurait peut-être pas la chance de vivre. Les pages du passé étaient à peine abimées, tant il s’était acharné à passer à travers les jours qui lui manqueraient plutôt que ceux qu’il avait vécus. Pourtant c’est vers le passé qu’il s’était envolé.

Cette inscription était bien là, tracée au crayon fin en date de… Non Farouk n’y croyait pas! C’était tout simplement impossible. Il écarquilla les yeux, pendant qu’un million de pensées se précipitait dans son cerveau. Et pourtant si! l’inscription était notée le jour prédit de sa mort, trente jours exactement après que sa propre écriture ait inscrit la date du message reçu quatre jours plus tôt.

Pour la seconde fois en quelques jours, Farouk eu l’impression qu’une main invisible dirigeait sa vie, qu’il n’était qu’un pantin avec lequel un agent tout-puissant prenait le loisir de jouer et de se divertir. Pourquoi lui? Farouk souhaitait être acteur de sa vie, il s’en retrouvait encore une fois le spectateur enchaîné.

‘Penser c’est agir’ - le nom de l’illustre écrivain qui avait fait cette déclaration lui échappait, mais peu importe, Farouk savait qu’il fallait être méthodique. Réfléchir, avancer indice par indice, dérouler le fil de sa bobine. La roue tourne, celle de sa vie presque achevée, celle de sa famille qui connut gloire et échec tour à tour, celle de la pensée de Farouk concentrée en ce moment-même sur les chiffres tracés devant lui. Il lui fallait trouver la localisation indiquée par ces coordonnées géographiques.

Farouk attendit le matin patiemment pour avoir accès au seul ordinateur de l’hôtel équipé d’une connexion internet sûre et sécuritaire. Il profita du lever de soleil apaisant d’un nouveau jour au Proche-Orient. J-25.

Dès le premier son animant les quelques résidents de l’hôtel au dôme d’argent, Farouk sortit de sa chambre et alla à l’accueil s’installer devant la machine antique qui faisait office d’ordinateur. Sa patience aurait surpris ses collègues, habitués à le voir manier avec rapidité le moindre logiciel utilisé au bureau. L’adresse s’afficha après un temps: la localisation mystérieuse se trouvait au centre de Doha. Le parc de Souk Wakif longeait le port, dans cette ville dont Farouk ne connaissait rien.

Il ne fallut qu’une seconde à notre héros pour choisir son destin. Quelques clics plus tard, un billet d’avion à son nom atterissait dans sa boîte aux lettres pour le surlendemain.

Deux jours. Deux nuits. L’état de Farouk oscillait entre l’excitation à l’idée de ce qui l’attendait à Doha, et l’angoisse nerveuse de penser aux heures et minutes qui filaient avec certitude vers sa mort prochaine. J-23.

A son arrivée à Doha, Farouk ne prit pas la peine de chercher un hôtel. Il indiqua au premier taxi l’adresse écrite sur le petit calendrier de Postes Canada. Une main perdue à la fenêtre du taxi, l’autre serrant nerveusement le calendrier, Farouk sentait le rythme de son coeur s’accélérer, la boule au ventre des derniers jours enfler.

Le taxi s’arrêta. Un soleil oriental balayait le parc où quelques hommes vêtus de la longue chemise blanche traditionnelle qatarie se promenaient en grappes de deux ou trois. Fébrile, Farouk fit trois fois le tour du parc, à la recherche du moindre signe pouvant rappeler son père, l’histoire de sa famille ou simplement le destin qui lui avait été assigné. Plusieurs heures passèrent ainsi, Farouk renonça à chercher et décida d’attendre. Une femme l’avait bien trouvé à Falaheel.

Le soleil se couchait sur l’horizon du Golfe persique. Farouk s’était assoupi quelques instants sur un banc. Soundain, le cri reconnaissable du muezzin à la mosquée la plus proche le réveilla. Farouk écouta calmement ce chant si caractéristique de la culture musulmane de son père. Il avait toujours aimé la brutalité musicale des sons arabes prononcés par l’appel du muezzin. Quand celui-ci se tut, une autre voix reprit et commença à réciter une phrase. Farouk se leva brusquement. Cette voix, il l’aurait reconnue entre mille : c’était celle de son père.

L’homme répéta la phrase plusieurs fois, donnant le temps à Farouk d’arrêter le premier passant, courant vraisemblablement vers la mosquée pour attraper la fin de l’heure de la prière.

“Je suis désolé de vous surprendre Monsieur, pouvez-vous me traduire cette phrase répétée par l’homme de la mosquée? Je ne parle pas arabe’.
C’est une phrase d’une sourate juive qui signifie: «L'échéance du règlement de leur compte approche pour les hommes, alors que dans leur insouciance ils s'en détournent» - cela fait quelques jours qu’ils la répètent à la prière."

La même phrase… La voix de son père… Farouk se rappela l’inscription de la pierre tombale: La roue tourne. Elle semblait tourner pour lui aussi, quelqu’un ou quelque chose l’attendait ici.

Farouk ramassa son sac et prit le chemin de la mosquée, tandis que la voix de celui qu’il aimait s’estompait dans le soleil couchant.