-1980-

Jeanne prenait place dans l’avion, un sentiment de perte immense et un stress inhabituel pour toute compagnie. Ce n’était pourtant pas sa première expérience en vol loin de là mais elle n’avait jamais franchi le tourniquet de l’aéroport sans Colette. Elle s’était avancée, billet et passeport en main, sans se retourner une seule fois comme elle l’avait toujours fait dans sa vie mais cette fois-ci, à la différence, un vague à l’âme persistant ne voulait pas la quitter.

C’était pourtant sa décision pleine et entière de repartir vers le Québec. Choisir c’est renoncer se rappela-t-elle. Elle avait choisi et renoncé à sa vie de nomade sans attache, à sa complicité de 13 ans avec Colette. C’était ça le plus dur ! Pire qu’une rupture c’est un schisme. Un point final à une période la plus heureuse de sa vie. Tout en bouclant sa ceinture, prête pour le décollage, Jeanne scrutait le visage des passagers qui avançaient lentement dans l’allée centrale, les yeux levés à la recherche du siège qui leur était réservé, dans un bruit de casiers à bagage qui claquent au fur et à mesure que tous arrivent devant la rangée indiquée sur leur carte d’embarquement. Décision difficile mais nécessaire. Elle avait eu son quota de risques, défis en tous genres et surtout, de misère humaine. Elle devait revenir du côté du soleil si elle ne voulait pas basculer à jamais dans la colère et l’amertume, trop souvent issues des constats de cette inégalité qui perdure de par le monde. Pas celui des monuments touristiques et des kiosques à souvenir mais l’autre monde, la vraie vie de millions de personnes laissées pour compte dans des pays sans avenir. Elle n’en pouvait plus tout simplement.

Bien sûr, il n’en avait pas toujours été ainsi…

-1968-

Colette et Jeanne se précipitent vers la porte d’embarquement une fois les formalités incontournables accomplies. Le tableau clignotant des départs et arrivées semblait s’adresser à elles. « Londres » brillait de tous ses feux au milieu des autres destinations comme un appel.

Elles prirent place dans un avion de la « British Airway », angoissées à l’idée de ce baptême de l’air à destination de l’Europe, impliquant obligatoirement un passage au-dessus de l’océan. Et si l’avion s’abimait en mer. Elles constatèrent rapidement qu’elles n’étaient pas les seules qui anticipaient le décollage. Plusieurs passagers enfilaient cigarettes sur cigarettes comme si c’était la dernière, celle du condamné, transformant rapidement l’air de la cabine en un nuage bleuté malodorant. Jeanne qui n’avait jamais fumé trouvait ce comportement désobligeant envers les autres passagers mais comme Colette le lui rappela rapidement lorsqu’elle fit mine d’interpeller l’Hôtesse pour faire cesser cette atteinte à son intégrité, « Ils sont dans leur droit Jeanne, rien ne l’interdit sauf au moment du décollage et de l’atterrissage ». Jeanne baissa sa main et ne put s’empêcher de penser qu’un jour les choses changeraient, question de respect simplement.

Le vol se déroula comme prévu, sans grande surprise, sinon la magie entourant le fait de mettre pied bientôt sur un autre continent. Jeanne se sentait dans un état second, coincée entre deux réalités, soit une immense fatigue et le goût d’aller immédiatement explorer cette ville royale. Une fois installées à l’hôtel, Colette avait déjà opté sagement pour quelques heures de repos ce qui eut un effet d’entraînement bénéfique sur Jeanne. Une fois requinquées, elles se mirent en fait d’explorer Londres en respectant une liste pré établie des incontournables « à ne pas manquer » avant de constater qu’elles n’y arriveraient jamais tant les attraits, mêmes ceux non mentionnés dans les guides, retenaient leur attention.

-Nous n’aurons jamais assez de temps pour tout voir de s’exclamer Colette, d’autant plus que nous ne sommes pas ici pour faire du tourisme. Nous devons dès demain être en position de suivre les événements entourant l’entrée en vigueur de « l’abortion act » venant légaliser l’avortement sous certaines conditions ». Cette loi, votée en 1967 par le parlement britannique mais dont l’entrée en vigueur était planifiée pour 1968, venait ouvrir la voie au contrôle des femmes sur leur propre corps ce qui ne plaisait certes pas à tous.

-En résumé, pas le temps pour la Tour de Londres, le palais de Buckingham ou le British museum, nous devrons nous contenter de faire un survol rapide reprit Jeanne. Alors marchons au moins pour prendre le pouls des anglais.

Après avoir traversé Hyde Park à un rythme soutenu, fait un peu de lèche-vitrine chez les antiquaires de Noting Hill et s’être offert un « Five O’Clock tea » chez Fortnum and Masons, fournisseurs attitrés de sa majesté, l’épuisement pris le pas à nouveau sur l’enthousiasme et c’est sans insister que ces dames se dirigèrent en direction de l’hôtel.

Le lendemain matin, à l’aube, Jeanne rejoignit Colette dans le hall d’entrée. Objectif : Être aux premières loges pour capter l’effervescence des britannique dans la rue. Seule l’Irlande du Nord s’était prononcée en désaccord avec le projet de loi, ce dernier étant en porte-à-faux avec les convictions religieuses prédominantes dans cette portion du pays. Par opposition, l’Angleterre était, en 1968, sous gouverne du parti travailliste sous lequel une vague de mesures libérales purent voir le jour creusant encore davantage le fossé entre ces deux pays membres du Royaume-Uni.

Déjà les journaux étaient en vente dans les kiosques et affichaient en gros titres bien visibles l’entrée en vigueur de la loi légalisant l’avortement. Des manifestations étaient attendues dans la liesse pour les uns et dans la colère pour les autres, l’unanimité étant loin d’être au rendez-vous. Leur mandat était de couvrir ces réactions dans les deux clans pour en tirer un reportage qui saurait nourrir la curiosité des lecteurs de La Presse. La journée se résuma à une course contre la montre. Recueillir des témoignages divergents, en ressortir l’essentiel, agrémenter le texte de photos chocs, le tout sans recevoir trop d’injures lesquelles fusaient entre les deux camps et surtout, de façon incontournable, respecter l’heure de tombée du journal. Une fois leur papier prêt et transmis par fax au rédacteur en chef pour approbation, elles purent enfin relaxer, fières de leur travail devant la qualité du reportage soumis à leur employeur. Dure mais prolifique journée !

Suite à ce premier succès, lequel pouvait se mesurer aux commentaires élogieux des lecteurs, les deux collègues furent appelées à couvrir une multitude d’événements marquants de par le monde. Les retours à leur port d’attache se faisaient de plus en plus rares et les séjours à l’étranger se prolongeaient, ce qui n’avait rien pour déplaire à Jeanne et encore moins à Colette, si ce n’était de la nature des reportages qui suivait également une nouvelle tangente. Après plusieurs années à peaufiner leur technique avec comme résultat un produit fini de grande qualité, la demande pour les reportages bien ficelés dont elles avaient fait leur marque de commerce était en croissance de la part de leur employeur bien sûr mais aussi, de d’autres agences journalistiques de par le monde. Elles avaient eu jusqu’alors l’opportunité de couvrir des événements d’importance mais toujours dans le respect de leurs valeurs. De la manifestation monstre contre la guerre du Vietnam à Washington en 1969 au lancement de la mission Apollo 13 en 1970, elles étaient toujours demeurées dans leur zone de confort, oscillant entre l’Europe et l’Amérique. Le succès de leur approche tenait à la fois à un mélange de sensibilité et de regard critique ce qui permettait d’offrir au lecteur le traitement d’un sujet, repris par tous les acteurs du milieu journalistique, sous un angle très différent.

Au fil du temps, leur grand talent les amena à mettre les pieds dans des zones d’ombre où la souffrance humaine est maître. La demande pour ramener des témoignages bouleversants illustrés, cela va de soi, d’images percutantes à l’appui, était en croissance exponentielle. Les lecteurs assoiffés de connaissances en demandant toujours davantage dans un contexte de mouvance internationale en ébullition constante. Bien sûr la réponse à ces attentes impliquait une prise de risque en crescendo duquel Colette s’accommodait très bien contrairement à Jeanne dont l’inconfort grandissait à chaque nouvelle affectation.

Jeanne réussit à suivre ce tempo pendant plusieurs années mais avec la tête de plus en plus envahie par de tristes pensées. Elle était très consciente du déclin graduel de son enthousiasme à courir le monde. Elle avait bien tenté d’en discuter avec Colette mais cette dernière était devenue sourde aux remises en question de son amie. Depuis treize ans qu’elles étaient soudées l’une à l’autre, ne s’offrant que de très courtes périodes d’éloignement mutuel, histoire de se ressourcer. Leur attachement était réciproque mais leur complicité commençait à s’étioler, minée par des divergences de vues quant à la façon d’exercer le métier de reporter international. Entre l’information et le sensationnalisme, la ligne semblait plus ténue et elle fût franchie, pour Jeanne, quand Colette se porta volontaire, au nom de leur dyade, pour couvrir la guerre Irak-Iran déclenchée en septembre 1980. Les seuls événements qu’elles avaient convenu d’un commun accord de ne jamais couvrir étaient les scènes de guerre. Jeanne avait accepté les cataclysmes naturels avec leur cortège de milliers de morts et de sans-abris, les sectes avec suicides collectifs, les actes terroristes mais là, sa limite était atteinte et c’est avec véhémence qu’elle exprima l’ampleur de son désarroi à Colette qui, aveuglée par sa témérité naturelle, n’en comprit ni le sens ni la portée. Jeanne plia bagage le lendemain pour voler vers ce qu’elle espérait être un baume sur son âme meurtrie à la fois par l’attitude de Colette mais surtout, par des années de larmes refoulées devant la détresse de toutes ces personnes bafouées par la vie.

-1980-

Jeanne fut tirée de ses pensées par un homme qui prenait place sur le siège voisin du sien. D’apparence au début de la cinquantaine, il s’installa confortablement avant de se tourner vers elle la main tendue, le visage armé simplement d’un sourire :

-Bonjour Madame, je me présente à vous, Serge Cournoyer, écrivain de profession. Tenant compte du fait que nous allons passer plusieurs heures côte à côte, confinés dans un avion, je trouve plus agréable de savoir avec qui, et vous ?

-Je suis tout à fait d’accord et un peu de compagnie ne serait pas pour me déplaire. Je suis Jeanne Bouchard, assistante reporter internationale du moins, jusqu’à hier. En toute honnêteté, aujourd’hui, je ne sais plus….