Je recueille l’eau de la nuit. J’en ai fait mon métier. Tandis que mon village sombre dans les méandres de l’inconscient, je parcours la région à la recherche des gouttes les plus cristallines. Elles se déposent dans des endroits empreints de magie. Pendantes au fil d’une toile d’araignée, hésitantes au bout d’une feuille de chêne, d’une aiguille de pin, d’un pétale d’iris, frémissantes sous l’effet de la brise dans les herbes hautes.

Dans mon patelin perdu, nous jouissons de l’eau d’une limpidité inégalée dans le monde. Après que des plaintes ont été formulées à l’encontre des activités de mon commerce, des scientifiques du gouvernement s’y sont intéressés. Pas besoin d’instruments d’analyse et de mesure pour prédire les résultats. De ma chambre, j’ai entendu mon père discuter avec un de ces spécialistes chargés de démontrer une fraude.

― Ça ne s’est jamais vu. Une telle pureté nécessite des installations sophistiquées pour le filtrage des bactéries, les grosses particules, les minéraux…

― Nous ne disposons d’aucun système d’épuration, l’a-t-il interrompu. Ma fille la récolte après le coucher du soleil.

― Vous nous cachez quelque chose. Nos enquêteurs visiteront bientôt le village et les alentours. Ça serait préférable si vous nous révéliez tout de suite votre secret. Sa distribution sans le détail de sa composition et de sa provenance constitue un risque pour la santé humaine. Si vous ne voulez pas collaborer, nous prendrons des photographies par drone et par satellite. Nous découvrirons bien assez tôt de quoi il retourne.

Depuis ma naissance, je ne dors pas. J’ai épuisé ma mère dès les premiers mois de la vie. Les médecins m’ont examinée sous toutes mes coutures. Mon énergie se régénère naturellement, sans l’aide du sommeil. Dès que j’ai appris à marcher, je me suis mise à déambuler dans les moindres recoins de la maison. Mes parents, inquiets, s’assuraient que toutes les portes et les fenêtres de notre demeure étaient verrouillées. Avant de saisir le mécanisme de fermeture des entrées et sorties, je m’échappais par la chatière. Catastrophés, ils m’ont puni de toutes les manières possibles pour m’empêcher de me lancer à l’aventure.

― Tu réalises pas à quel point tu t’exposes aux attaques des animaux ou à des personnes mal intentionnées. Tu pourrais mourir ou pire, être enlevée par un sadique.

― Les bêtes ne m’approchent pas, elles se tiennent à distance, toujours. Les habitants d’ici ont trop peur de moi pour m’aborder. Pis même s’il débarquait quelqu’un d’ailleurs, il se sauverait en courant.

Ma physionomie singulière me protège, mais ils ne sont quand même pas rassurés. Ils ont vissé des crochets, apposé des cadenas, des serrures compliquées. Je faisais un tel boucan que je les privais de dormir durant des semaines. Ils ont dû se résigner.

Toute ma jeunesse, j’ai vagabondé dans les environs, me familiarisant avec les mystères de la vie nocturne. Je sais que les prédateurs choisissent ce moment pour partir à la chasse. Mon ouïe très fine décèle leurs passages à travers champs et forêts. Ils me reconnaissent comme celle qui ne représente ni danger ni désir de tuer pour se nourrir. Je me sens mieux en leur compagnie discrète plutôt qu’avec quiconque.

Les gens racontent que ma mère enceinte de huit mois s’est perdue en allant cueillir des petits fruits, qu’elle est tombée dans un ruisseau en cherchant le chemin du retour. Elle m’aurait donné naissance dans la cascade qui déboulait de la montagne derrière chez moi. Incapable de se relever, elle y est restée seule jusqu’après minuit. Pour toute assistance, elle n’a bénéficié que de l’éclairage de la lune et de l’eau purificatrice qui m’a baigné aux premières secondes de mon existence. Beaucoup affirment que seul un miracle explique que j’aie survécu au froid et à l’absence de mesures obstétricales. Ma mère m’a placée peau contre peau à l’intérieur de ses vêtements, mais cette intimité n’a pas garanti un lien d’attachement. Au contraire.

Depuis ma première fugue, mes errances me font explorer des kilomètres à la ronde. On me compare à une branche de saule. Grande, le corps souple et la chevelure cotonneuse, mon épiderme bleuté luit sous les étoiles. Lorsque je m’arrête pour me reposer, la source surgit dessous mes pieds. Par temps sec, la faune se rassemble pour me suivre, sûre de trouver à boire. Des hommes et des femmes aussi parfois, je perçois leurs pas lourdauds sur les sentiers et à travers les buissons.

J’ai grandi à l’abri des billevesées gouvernementales qui obligent l’enfance à s’enfermer entre les murs des boîtes de briques et de béton qu’on appelle des écoles, les autorités m’ayant d’abord considérée comme un accident de la nature. On ne me dit ni jolie ni laide, mais mes traits curieux rappellent les dessins naïfs des personnes qui croient à la présence des extraterrestres parmi nous. Mes parents m’ont fourni de quoi m’instruire jusqu’à l’âge adulte. Somme toute, mon enfance fut heureuse.

Depuis ma majorité, j’ai ouvert une boutique, Le point d’eau, dans laquelle je vends des écrins végétaux qui conservent chacun une perle d’une eau sublime. Je les offre comme des objets décoratifs à poser sur la table de nuit parce qu’ils dégagent une lumière douce. Depuis quelque temps, le bruit s’est répandu au-delà du village qu’une créature étrange possédait le don de produire des diamants aqueux pourvus d’une propriété de guérison. Le téléphone sonne pour des demandes d’entrevue que je refuse toutes. Des senteux venus de loin entrent dans mon magasin et en ressortent ahuris après m’avoir aperçue derrière le comptoir. Mon apparence effraie.

À part mes parents qui entretiennent un camping entre une rangée de pylônes électriques, une traque de chemin de fer et le Lac Orphelin qui ne se déniche qu’à l’aide d’une carte géographique ‒ les applications GPS ne parviennent pas à le situer correctement ‒, mon frère Coralin et ma sœur Rosine sont mes uniques compagnons.

Hier, un inconnu s’est présenté au Point d’eau. Il portait un chandail à capuchon qui lui dissimulait presque les yeux.