Soudain, Aya s'arrête. Sa colère s'est transformée en doute. Elle réfléchit un moment, puis, d'un pas résolu, fait demi-tour et prend la direction opposée au boisé.

Le chien, qui attendait sagement au pied de sa maîtresse, la suit docilement.

– Sais-tu, Chéri, on rentre à la maison. Je ne ferai pas ce que Christian m'a demandé de faire. C'est trop risqué. Qu'il s'arrange.

Le chien la regarde intensément, puis aboie discrètement (un peu plus et il se mettrait à parler, ce chien !).

– Je sais, mon Chéri... Je suis déjà dans le pétrin. Je pourrais être accusée de complot. D'ailleurs, Christian ne se gênera pas pour mentionner mon nom si jamais il est arrêté !

Chéri grogne un peu.

– Mais tout de même : c'est lui qui a imaginé le plan et qui l'a mis en branle. Moi, j'allais à peine y participer. Dans le fond, il voulait juste se servir de moi et m'impliquer dans son crime. Je m’en rends compte tout à coup. Quand je pense que j'ai cru qu'il m'aimait... Dès demain, je vais aller raconter toute l'histoire aux policiers. Ils iront au boisé délivrer Catherine. Heureusement qu'il n'est sûrement encore rien arrivé de grave. Elle en sera quitte pour une bonne frousse et une grande désillusion.

Dans la nuit vaguement inquiétante, éclairée par la lune et accompagnée du son régulier du ressac, Aya poursuit son chemin vers sa maison. Si elle ne connaissait pas si bien la mer et cette plage – et sans la présence rassurante de son chien –, elle pourrait avoir peur.

***

Tiens, voilà Aya qui revient. Décidément, cette promenade nocturne est plus que louche. Je vais moi aussi sortir sur la plage et mener ma petite enquête. Au fond, qu'est-ce que je risque ? Et puis... la lune est si belle ! Aya est tout près. Je vais aller lui parler.

- Bonjour Aya ! Tu n'arrives pas à dormir ? Moi non plus. C'est sûrement à cause de la pleine lune. La plage est bien attirante quand il y a cette lumière-là, la nuit. Tu ne trouves pas ?

Je le vois, Aya ne s'attendait pas du tout à croiser quelqu'un sur la plage. Elle a sursauté quand je lui ai parlé. Elle me répond quand même sans trop d'hésitation.

- Anne, c'est toi ? Bonjour ou... bonne nuit ! C'est vrai que c'est beau. Je n'ai pas pu résister à mon envie de sortir sur la plage avec Chéri.

Je m'engouffre comme je peux dans la porte ouverte.

– Vous avez l'air d'avoir marché loin ! Jusqu'à la hauteur du boisé, non ? Il doit être lugubre, ce boisé, la nuit.

– Pas mal, oui. Déjà dans le jour, il est angoissant. Je n'entrerais jamais dedans quand il fait noir ! Des plans pour me perdre ! Et puis... c'est plein de bruits inquiétants.

Je prends la balle au bond :

– Alors, tu es déjà allée dans le boisé la nuit ? Tu n'es pas peureuse !

– Une fois, quand j'étais adolescente, j'ai fait un pari avec mon cousin en visite. Il m'a mise au défi de passer une nuit au milieu du boisé. J'étais tellement orgueilleuse dans ce temps-là que je l'ai fait, juste parce qu'il était certain que je ne le ferais pas. Que de sons étranges j'ai entendus ! J'en ai été quitte pour une bonne frousse et une nuit blanche.

Bon. Elle a réponse à tout, cette Aya. Comment faire pour lui tirer les vers du nez ? Elle a peut-être besoin d'aide, et si je ne réussis pas à comprendre ce qui se passe, je ne pourrai pas la tirer d’embarras. Aussi bien arrêter de tourner autour du pot. Je la regarde droit dans les yeux et je me lance.

– Tout un pari ! Ce que l'orgueil peut nous faire faire, des fois... Mais sais-tu, depuis hier matin, j'ai l'impression qu'il se passe des choses bizarres dans ce boisé. Je crois que ce n'est pas seulement pour regarder la lune sur la mer que tu es sur la plage à cette heure. Et ton ami Christian... son attitude a fini par me sembler bien louche. As-tu besoin d'aide, Aya ?

Aya baisse les yeux pour éviter mon regard. La lune nous éclaire suffisamment pour que je puisse voir son trouble.

– Anne... Ça ne va pas trop, en fait. Je crois que je me suis vraiment mise dans de mauvais draps.

– ...

– Tu sais, ce gars, Christian ? Je l'ai rencontré cet hiver. Comme il n'y a habituellement pas un chat au mois de février sur la plage à part Chéri et moi, sa présence m’intriguait. Je voulais savoir ce qu'il faisait ici, en plein hiver.

Aya arrête de parler. Elle semble hésitante à me raconter la suite. Que veut-elle me cacher ? Je l'encourage à continuer.

– Tu lui as parlé ?

– Oui, me répond-elle en s'arrêtant encore.

Cette conversation ne coule pas bien. Ça va prendre du temps. De son côté, le chien commence à montrer des signes d'impatience.

– Aurais-tu le goût de venir chez moi prendre une tisane ? On serait mieux pour parler, et Chéri a vraiment l’air d’avoir envie de faire un petit roupillon.

Aya acquiesce sans trop d'hésitation. Je pense qu'elle va bientôt s'ouvrir pour vrai. On rentre dans la maison précautionneusement. Je n'avais pas laissé beaucoup de lumière en sortant.

– Excuse le désordre dans la cuisine, j'ai l'habitude de faire la vaisselle en me levant le matin. Veux-tu une verveine ? Une camomille ? Je peux faire du café aussi. Disons qu'à l'heure qu'il est, on est pas mal entre la tisane et le café ! lui dis-je en badinant pour tenter d'alléger l'atmosphère.

– Un café, je veux bien. Fort. J'ai l'impression que je ne me coucherai pas de sitôt aujourd'hui...

Encore une de ses remarques mystérieuses. Je mets en marche la machine à café et lui sert un expresso bien serré. Pour ma part, une verveine sera plus appropriée. Assises toutes les deux à la table, notre tasse à la main, nous regardons la lumière du jour commencer à reprendre ses droits. Chéri dort aux pieds de sa maîtresse. C'est le temps de continuer la conversation, en espérant qu'elle soit plus fluide.

– Et puis… tu as appris quoi ? Que faisait Christian dans le coin en plein hiver ?

Aya prend une grande respiration avant de plonger.

– Bon. D'accord. Je vais tout te dire, Anne. Comme tu es avocate, tu pourrais sans doute m'aider. Mais s'il te plaît, ne me juge pas.

Et elle parle dans un interminable flot de mots que je me garde bien d'interrompre. J'écoute son histoire abracadabrante sans broncher. Voici l'histoire, en abrégé.

Ce jour-là, Christian a raconté à Aya que Catherine, sa femme, qui était très malade, avait toujours voulu voir la mer en hiver. Ils avaient donc décidé que dès qu'elle serait dans une bonne période, ils viendraient ici. Cette période a commencé en plein hiver. Ils ont paqueté leurs petits pour plusieurs mois et ils sont arrivés vers la mi-février, quelques jours avant qu'Aya rencontre Christian sur la plage.

De fil en aiguille, Aya est devenue amie avec le couple. Elle trouvait Christian bien charmeur et ça lui faisait du bien. Disons qu'il n'y avait jamais eu beaucoup d'hommes autour d'elle pour la courtiser. Alors, quand il lui avait fait des avances sans équivoque, elle avait flanché. Malgré son amitié pour Catherine. Il semblait fou amoureux d'elle et elle-même se sentait glisser vers des sentiments qui, ma foi, ressemblaient à de l'amour.

Puis, les semaines ont passé. Catherine partait tous les jours marcher sur la plage. Seule. Les amoureux en profitaient pour se retrouver. Un jour, Christian avait dit à Aya qu'il n'en pouvait plus, qu'il souhaitait être avec elle tout le temps, que Catherine lui faisait la vie de plus en plus dure. Et il lui avait présenté un plan plutôt tordu.

Il allait d'abord amener Catherine dans le boisé et l'enfermer dans la petite cabane qu'il avait remarquée une fois qu'il se promenait par là. C'est là qu'elle allait mourir... de faim et de soif. Mais il fallait de temps en temps aller voir où elle en était et ce serait le rôle d'Aya dans l'affaire. Avec son chien, on ne s'étonnerait pas de ses visites régulières au boisé. En plus, il n'y avait jamais personne dans ce boisé. C'était trop difficile d'y pénétrer.

Heureusement, Catherine n'était enfermée que depuis hier. Aya devait lui faire sa première visite de « courtoisie ». Elle avait décidé d'y aller la nuit pour cette fois. Avec un peu de chance, Catherine ne se rendrait pas trop compte de sa présence. Christian lui avait donné un fort calmant qui faisait probablement encore effet.

And the rest is history, comme on dit en anglais. Maintenant, Aya allait devoir expliquer à un enquêteur qu'elle avait été très efficacement manipulée et que, trop naïve, elle était tombée dans le panneau de Christian.