Frédéric est devenu le héros de mon histoire, à son insu. J’avais tant besoin de raconter ce qui se construisait dans mon imaginaire, et que je ne pouvais ni ne voulais voir se concrétiser.

« L’intrigue tourne autour de deux amis qui se rencontrent en Grèce, pour un contrat de travail, et qui développent une relation complexe, tantôt amicale, tantôt amoureuse, mais toujours empreinte d’une grande tendresse, d’un grand respect et d’une grande envie de bienveillance envers l’autre. Ils se savaient amoureusement incompatibles, et pourtant, étaient tellement proches et intimes que personne n’aurait cru à une simple amitié. Leurs discussions interminables valaient des heures de thérapie. Leurs accolades auraient pu rendre n’importe quel dépressif accro à la sérotonine et rétablir la paix dans le monde. L’énergie sexuelle qui s’emparait d’eux quand ils se le permettaient transcendait leurs échanges et leur permettait de s’évader vers un monde où leurs idéaux régnaient sur l’humanité. Bien au-delà des conventions sociales, leur relation ne respectait aucune définition et aucun modèle. Les dénominateurs communs qui les unissaient étaient leur humanité et leur bienveillance, et une compréhension mutuelle quasi parfaite leur permettait de passer sans encombre à des niveaux supérieurs de communication qui frôlaient la télépathie. Leur relation leur permis de réaliser de grandes choses ensemble pendant leur contrat à Athènes et eut un impact extrêmement bénéfique sur plusieurs personnes de leur entourage, tant professionnel que personnel. Une exception, toutefois : une conséquence isolée mais désastreuse de leur relation les obligera à tout remettre en question… »

C’est ainsi que je résumai mon récit devant un auditoire très attentif et réceptif, au Salon du Livre de Montréal. L’envie de minimiser mon mérite était grand, syndrome de l’imposteur oblige. L’envie de courir me réfugier chez moi y était aussi. J’ai malgré tout réussi à affronter mes peurs, à me comporter dignement et à accepter mon relatif succès avec un bonheur et une fébrilité difficilement contenus. J’ignorais où cette aventure me mènerait, mais j’avais très envie de la vivre pleinement.

Une excitation supplémentaire venait du secret entourant mon lien imaginaire avec Frédéric. Évidemment, les noms et certains détails étaient changés dans mon récit, mais il aurait tôt fait de voir des parallèles évidents entre mes personnages et nous deux, et il se poserait inévitablement des questions sur mes motifs. C’était une fiction, bien sûr! Mais la réalité était que cette fiction découlait directement de mes fantasmes et mes idéaux en lien avec Frédéric. Pour le moment, je me réconfortais avec l’espoir naïf qu’il ne lirait peut-être jamais mon livre. En réalité, je souhaitais peut-être qu’il le lise, justement?

Les longs mois qui s’étaient écoulés depuis l’offre de Frédéric pour travailler dans son entreprise m’avaient obligée à conclure un chapitre de mon éternelle réflexion sur mon avenir et mes besoins. J’ai décidé de refuser son offre pour me recentrer, être présente pour mes proches et réduire mon niveau de vie. Tendre vers la frugalité et une certaine décroissance était désormais un moyen pour moi de subvenir à mes besoins plus facilement et d’une façon plus humaine et enrichissante, inspirée par les écrits de Thoreau. L’écriture s’est alors imposée à ma vie comme une évidence, comblant mon besoin criant d’explorer le labyrinthe de mon esprit tout en restant sagement dans le confort et la sécurité de mon fauteuil.

J’ai plus ou moins troqué ma quête de succès professionnel pour une quête de sens, ce qui m’a également menée à un travail à temps partiel comme préposée dans une résidence pour personnes âgées. Je m’y suis liée d’amitié avec Rose, une résidente pétillante et adorable avec qui j’ai passé des heures à discuter de ses souvenirs, de ses amours, de sa vision du monde. Elle a été la première à connaitre mon projet d’écriture et à lire et commenter mon manuscrit. Elle m’a encouragée à poursuivre quand je n’y croyais plus. Un jour, j’ai pris sa petite main frêle dans la mienne, l’ai remerciée, et lui ai solennellement promis de terminer mon projet, tout en me le promettant à moi-même.

Ironiquement, mes occupations des prochaines semaines s’annoncent nombreuses et grandement influencées par la promotion de mon livre et la préparation de mon voyage avec ma mère, comme quoi on a beau faire des choix idéologiques, on ne se débarrasse pas du succès, de notre niveau de vie et de notre horaire chargé du jour au lendemain!

***

Troisième matin d’affilée à arpenter la Promenade des Anglais. Ma mère rayonne presqu’autant que le soleil de mai qui inonde Nice de sa chaleur précoce. On discute comme des adolescentes, de sujets aussi variés qu’insolites. Le soin qu’elle met à choisir ses vêtements, la lueur dans ses yeux à la vue de la moindre nouveauté, son empressement à préparer chaque sortie, tout d’elle me témoigne son appréciation et son allégresse depuis le tout début de ce voyage. Sa naïveté et sa curiosité me touchent comme s’il s’agissait de mon enfant qui découvre le monde sous mes yeux. Seul obstacle à notre envie de tout voir, nos jambes fatiguées nous imposent des arrêts qui deviennent des prétextes pour tout goûter et tout entendre. On passe des journées complètes à s’émerveiller de tout au point d’en oublier nos réalités montréalaises.

Ce voyage était en tout point parfait, jusqu’à ce qu’on commence à discuter de l’itinéraire à suivre pour se rendre à Marseille, où on avait une réservation deux jours plus tard. Je proposai à Madeleine de faire un détour pour voir les Gorges du Verdon, dont j’avais eu de bons commentaires, mais elle refusa catégoriquement, pour des raisons qui me paraissaient totalement en décalage avec ses manières bon enfant des derniers jours. Un petit malaise s’installa, étant donné ma déception et mon incompréhension, mais dura tout au plus une petite heure, pour faire place à quelques taquineries sur la situation.

Une fois arrivées à Marseille et installées à notre chambre, maman se fit encore une fois insistante pour qu’on mange à un restaurant dont elle aurait soi-disant entendu dire que c’était le meilleur de la région. J’en avais plus ou moins envie, mais je n’avais pas plus envie de suggérer une autre option, et encore moins d’argumenter avec ma mère. Je la suivis donc, comme une touriste suit sa guide déterminée à faire découvrir les trésors locaux. Au moment de gravir le long escalier qui menait à l’entrée du restaurant, je sentis une fébrilité palpable chez ma mère, qui me semblait exagérée. J’ai eu le réflexe de me questionner sur mon manque d’enthousiasme à l’idée de manger dans un énième restaurant renommé et sans doute excellent. Suis-je trop fatiguée? Trop blasée pour suivre l’enthousiasme de ma mère? Moi qui l’avais souvent critiquée, dans les dernières années, pour un certain pessimisme généralisé. Comme pour me faire mentir, elle arborait à ce moment précis son plus radieux sourire en m’ouvrant la porte au haut de cet escalier qu’elle avait gravi comme une olympienne. Déjà à bout de souffle, mon cœur s’arrêta net dès mon entrée dans le restaurant, alors que…

-Suuuurpriiiiise!!! S’écria une voix enjouée, et… ma foi, drôlement familière!

-Justine!!! Mais…??

Incapable d’organiser ma pensée, je me jetai dans ses bras sans la moindre hésitation, et sans considération aucune pour ce qui pouvait se passer autour de nous. Des larmes d’une intensité rare jaillirent de mes yeux sans que je puisse anticiper ni contrôler quoi que ce soit. La joie intense de retrouver mon amie d’une façon aussi inattendue emplissait mon cœur déjà débordant de reconnaissance pour ce voyage mère-fille exceptionnel. Ses bras comme un refuge me firent doucement retoucher terre, suite à ce vertige aussi beau que stupéfiant. Sitôt l’usage de mon cerveau partiellement retrouvé, je compris que ma mère était derrière cette rencontre, et je me retournai pour une seconde vague d’émotion dans ses bras. J’étais la personne la plus heureuse de la terre, à ce moment précis. Mon corps hésitait entre un fou rire incontrôlé, des pleurs de joie, et des pleurs qui puisaient leur source dans mes sentiments les plus profonds accumulés depuis quelques années, succession des difficultés rencontrées et des preuves d’amour reçues des gens de mon entourage.

La bienséance m’imposa de me ressaisir et de reprendre conscience de mon environnement immédiat, pour engager une conversation digne de ce nom. J’appris les détails de la manigance qui avait mené Justine jusqu’ici. Une belle marque de reconnaissance de ma mère et de Justine, jumelée à un désir de prendre soin les uns des autres et de soi-même.

Un homme que je ne connaissais pas accompagnait Justine. Après quelques minutes, il se présenta, avec son accent marseillais, comme un ami de Justine. J’aurais voulu en savoir plus, mais la conversation évoluait à un rythme effréné, et avait dévié vers les anecdotes du voyage de Justine. Quelques minutes plus tard, la suite de sa présentation me fit vivre une autre vague d’émotions, quand ils m’annoncèrent qu’il était libraire à Marseille et souhaitait distribuer mon livre. Toutes mes difficultés et mes tiraillements des dernières années se dénouaient en cette soirée magique, entourée de gens qui travaillent tous ensemble pour contribuer à mon bonheur.

Les derniers jours en Provence furent mémorables, combinant l’émerveillement continuel de ma mère et la proximité des deux personnes les plus significatives de ma vie. Le trajet en train vers Paris me permit d’avoir une longue discussion avec Justine, alors que maman dormait profondément, probablement épuisée de tant d’émerveillement. La situation de son fils s’améliorait, mais son couple souffrait de plus en plus de la dépression de son conjoint. Justine s’en détachait de plus en plus, se préparant à une éventuelle séparation. La dépression avait usé leur couple prématurément, et Justine semblait vouloir consacrer ses énergies à son fils et à elle-même. J’étais à la fois navrée pour son couple et très fière de sa grande résilience. Une pensée pour Rose qui a traversé toutes les épreuves, j’ai pris la main de mon amie et lui ai promis mon soutien, peu importe l’issue de sa situation.

Alors que Justine sommeillait à son tour, Matteo est apparu dans mes pensées. J’ai visualisé tout le chemin parcouru depuis la période où son histoire occupait mes déplacements quotidiens et mes moments de solitude sur les réseaux sociaux. Ma situation récente, à délaisser les réseaux sociaux pour davantage prendre soin de mes proches me parut nettement préférable. Mon travail, quoique plus précaire et moins prestigieux, était plus aligné avec mes valeurs sans être trop envahissant. Je m’endormis le sourire aux lèvres en souhaitant à Matteo d’être aussi bien entouré que moi.

Le court séjour à Paris était en quelque sorte notre transition vers Montréal. Plus posées et zen, nous avons toutes trois choisi des sorties plus simples et contemplatives. On sentait que ce beau périple tirait à sa fin, et on cherchait des moyens de conserver cette présence et cette bienveillance mutuelle une fois de retour à Montréal.

Ce fameux mélange de satisfaction et de nostalgie, propre aux retours de voyage, m’habitait complètement, au moment où je traversais sagement et machinalement les étapes de l’arrivée à l’aéroport. L’attente des valises, la sécurité, la douane, comme un cheminement de deuil et un rite de passage vers sa routine et ses repères. J’y voyais un autre parallèle avec mon cheminement vers une vie moins exigeante et plus ancrée dans l’essentiel et la simplicité.

Ma transition vers la sortie de l’aéroport et, par le fait même, vers la banalité montréalaise était presque complète, au moment où un visage familier m’a ramenée dans un état de grande fébrilité.

Il était dans la zone d’accueil des passagers. Dans mon énervement, je ne voyais ni mon ami, ni le frère de Justine. Je ne voyais plus que le personnage de mon roman. J’ai bêtement envisagé de l’ignorer, ou de me montrer distante… jusqu’à ce qu’il me serve un sourire indubitable, rempli de messages à mon intention, et qu’il mette en évidence le livre qu’il tenait entre les mains.