Le destin d’Augustine

Augustine marche lentement, appuyée sur sa canne de bois au moins aussi âgée qu’elle. La pastille de caoutchouc qui en protégeait le bout l’a abandonnée il y a belle lurette. Chacun de ses pas est donc ponctué d’un toc sur le béton, d’un tac sur le bitume, d’un clac sur les planchers du métro. On l’entend venir de loin, elle cogne sans retenue ce vieux bâton qui lui tient compagnie. Cependant, en cet instant, elle marche rêveusement, perdue dans ses pensées, indifférente aux bruits qui l’entourent. Depuis quelques jours, des bribes hachées de souvenirs envahissent sa tête. Ces parcelles de sa vie, qui défilent de manière chaotique, tracent un labyrinthe duquel elle ne réussit pas à trouver la sortie. Un chant mélodieux, une douce caresse, un cri d’enfant blessé, des rires joyeux, des pleurs désespérés, un éclat de soleil sur une voiture rutilante, un arbre qui danse sous un vent violent, une maison qui grince. Tout ce remue-méninge qui squatte son esprit a un sens pour elle à l’instant où il l’habite mais s’évapore aussitôt dans la seconde suivante. Elle a beau tendre son cœur, son ventre, ses oreilles, elle peine à les retenir. Ces visions fugaces comme des flammèches la terrorisent et la chavirent tout en lui donnant une impression de je-ne-sais-quoi. Elle avait mis tout son passé dans un tiroir et elle avait oublié. Ça fait si longtemps…

Au moment où elle s’engage dans la rue pour se rendre à l’épicerie du coin, le son couplé de sa botte cloutée et de sa béquille attire l’attention de la blonde Vanessa qui sommeille debout, accotée sur le poteau du panneau d’autobus. Cinq clients dans les dernières heures, une bonne nuit en somme. Mais la fatigue lui joue des tours, elle regarde cette ancêtre qui avance dans la poussière et elle lui semble familière. Mais quel accoutrement pour ce matin d’août qui laisse deviner la chaleur qui s’installe! En effet, l’aïeule porte un long manteau de tweed noir tacheté de blanc, un foulard rouge aux rayures blanches qui semble avoir été tricoté main, et un chapeau de même ton d’où jaillissent des mèches rebelles de cheveux argentés. Des bas de laine gris, à la bordure écarlate, lui couvre les mollets. Mais qu’est-ce que Vanessa peut bien trouver de connu dans cette apparition qui semble dater du temps de Mathusalem. Elle n’est pas du genre à fréquenter les vieilles croûtes, comme ces deux chipies qui habitent à côté de chez elle. Elle les déteste, avec leur air de tout savoir, d’avoir tout vu, de leur volonté à lui en montrer, la faire sentir ignare et inexpérimentée. Elles sont si arrogantes, leur mépris envers elle ne les empêche toutefois pas de lui demander son aide au moindre problème. Et leurs maris qui la reluquent en bavant. Beurk! Mais pourquoi celle-ci l’émeut elle autant? Ça doit être l’appréhension qu’un jour, elle rejoindra cette cohorte affaiblie, ridée, chancelante. Elle aussi arrivera à cette déchéance du corps, ce corps qu’elle a si beau et athlétique, ce corps qui plait tant aux hommes qu’ils le revendiquent sans vergogne. La beauté de la chose, c’est qu’elle ne sera plus harcelée par leur regard concupiscent. Mais qu’est-ce qui lui prend? Elle en est loin, encore bien loin. Elle jette un nouveau coup d’œil empreint de rancœur à cette mégère, pour cette réflexion inopportune qu’elle a provoquée. Elle lui en veut, elle se sent soudain envahie d’une rage contenue à l’idée de cette mémoire que cette apparition a réveillée, de ce vide immense qui la ronge depuis son enfance malheureusement interrompue par la mort de ses parents. Elle se secoue à l’arrivée du bus, pénètre dans le ventre du mastodonte, s’assied et prend son téléphone en occultant toute recognition. Finies les réminiscences!

Déformation professionnelle! Le Dr Champagne, physiatre, ne peut s’empêcher de remarquer la démarche clopinante et le dos courbé de cette dame qui franchit tant bien que mal l’étendue goudronnée. Stoppé dans sa course par la lumière rouge de signalisation, les écouteurs à plein volume, il est tout à coup conscient de l’effervescence qui l’enserre. Ses yeux, jusqu’alors rivés sur le trottoir qui s’étale devant lui, captent brusquement le fil des mouvements environnants. Il est étourdi par cette vitalité des autos et des vélos qui circulent, empressés, des piétons en urgence, qu’il perce d’un sentiment incertain, et parallèlement, il est hypnotisé par la lenteur de cette marcheuse pliée et fragile comme un roseau. Il décèle les vertèbres qui ploient sous le poids des années, l’action de la hanche sclérosée, des genoux cailleux qui semblent vouloir se dérober. Il en fait le diagnostic mentalement et en imagine les traitements. Elle ne doit pas voir le médecin bien souvent, à voir le délabrement de ses vêtements inappropriés, son air absent et sa tignasse ébouriffée. Comme beaucoup de ses congénères, elle doit craindre les docteurs qui, selon eux, trouvent des maladies où il n’y en a pas, pour encaisser leur chèque. En tout cas c’est ce que son grand-père adoptif lui répétait tout le long de ses études jusqu’au jour où il a dû le soigner pour son bassin en loques. Son opinion s’est édulcorée pour admettre que ces spécialistes de la santé ont leur utilité après tout. Mais tous ne sont pas de cet avis; il le remarque surtout lorsque certains patients hésitent devant la couleur mate de sa peau. Il a beau se nommer Champagne, Ludo est de race hindoue et ça rebute certaines personnes, surtout les plus âgées. Il sort de sa rêverie pour voir la presque centenaire atteindre l’autre rive, finalement sauve, oui, mais saine, il en doute.

Jackson Jérome, né à Montréal de parents Haïtiens, le livreur du magasin où se dirige Augustine, la regarde arriver avec un grand sourire. Il la connait bien cette grand-mère qui lui donne toujours un généreux pourboire à la livraison de sa marchandise. Ce ne sont pas tous les usagers qui l’apprécient, certains sont prompts à le juger inapte. Ils trouvent toutes sortes de motifs dérisoires pour se plaindre de lui, espérant que le propriétaire du marché leur fera un rabais en compensation. Mais heureusement son patron a de l’estime pour lui, c’est un bon travaillant qui ne rechigne jamais devant la tâche à accomplir. De l’arrangement des caisses de bouteilles au sous-sol au ramassage des ordures, du lavage des parquets au nettoyage des dégâts, rien ne le rebute, et pour couronner le tout, il s’exécute en sifflant son bonheur d’être aussi utile.

Jackson remarque une différence dans la claudication de sa fidèle cliente, sa prunelle plus triste et son sourire distrait. Il détecte sa peine, il est sensible aux états d’âme d’autrui. Ce garçon, bébête aux yeux du monde, malgré son handicap, a un don pour avoir une perception très juste des émotions des êtres humains et des animaux. Sa compassion n’a d’égale que sa bonne humeur constante. Il hésite un peu avant de lui crier de loin, alors qu’elle est encore au milieu de la chaussée :

- Bonjour Mme Beaudoin, quel bon vent vous amène?

C’est sa formule de politesse préférée. Et Augustine de lui répondre : ‘’Le vent du bon Dieu, mon petit!’’

Mais pas aujourd’hui! Aujourd’hui elle passe devant lui sans même lui faire son œillade quotidienne. Le pauvre bougre reste interdit devant cette attitude qui ne lui ressemble pas. Il se balance d’un pied à l’autre, bouleversé, ce changement d’attitude le déstabilise. Il a beau saisir les ressentis de son prochain, il ne les comprend pas toujours, et les frissons d’angoisse et de détresse de ceux et celles qu’il apprécie, le plongent dans un désarroi profond. Pour se donner une contenance il enfourche son vélo et se dépêche de quitter les lieux, ignorant les boîtes remplies de victuailles restées sur le pavé. Les clients devront attendre.