La journée s’annonce radieuse. Hector et Margot se reposent côte à côte sur des chaises longues sur la terrasse. Le terrain devant eux est impeccable. La table de jardin est sagement entourée de ses chaises, le petit kiosque est éclatant de blancheur, les boîtes à fleurs sont bien enlignées et débordent de fleurs. La pelouse a été tondue par le service d’aménagement paysager, son duvet vert et compact donne envie d’y marcher pieds nus.

Hector étend le bras et place sa main sur celle de sa femme. Elle le regarde et lui dit « Enfin! Quelques heures en amoureux grâce à Henriette. J’espère que Gisèle ne lui fera pas la vie trop dure pendant leur petite promenade ».

—Ben voyons! Tout ira pour le mieux, comme toujours. Mais je suis d’accord avec toi, nous méritons bien de nous retrouver seuls tous les deux. De temps en temps, ça fait du bien. Cela nous permet de relaxer complètement.

Hector devient songeur, il ajoute:

—N’empêche, je crois que pour pouvoir parfaitement apprécier ces moments, il faut avoir expérimenté des contraintes, sinon ce ne serait pas la même chose.

—Moi, je crois que je m’habituerais facilement à ne plus avoir de contraintes.

—Faux, tu t’ennuierais. Je te connais, tu as toujours besoin de faire quelque chose, de rendre service à tous et chacun, et à moi en particulier.

—Tu exagères.

—Tu aurais dû te voir le soir de la fête. Moi je t’ai vu. Tu as passé ton temps à t’assurer que nos amis ne manquaient de rien.

—Mais c’est tout à fait normal, nous étions leurs hôtes. Je ne pouvais pas faire autrement.

—Je me suis tellement amusé à vous observer toi et Henriette. Elle, à moitié saoule, qui remplissait les verres de ce champagne passable, trinquant du même coup avec tout le monde, et toi qui t’empressais de remplir les assiettes des invités, à les encourager à goûter à tous les plats, à leur vanter les délicieuses petites bouchées.

Margot hausse les épaules et repousse la main d’Hector. Il feint d’être fâché avant de se pencher vers elle et de lui plaquer un baiser sur la joue. Ils se mettent à rire de bon cœur. Puis Hector lui raconte en détail tout ce dont il a été témoin le fameux soir.

Il se souvenait avoir vu Romain courir après Luce sur le terrain de croquet pour lui voler sa balle, que cette dernière lui avait fait un croc-en-jambe avec son maillet, le faisant tomber et mordre la poussière. Jacques avait applaudi sa femme puis chercha à bloquer le passage de la balle de Liliane en obstruant chaque arceau où elle tentait de la faire passer. Romain s’était relevé pour venir à la rescousse de son épouse. Les deux hommes croisèrent le fer avec leur maillet, imitant les prouesses des valeureux mousquetaires de Louis XIII. Les belligérants se poursuivirent hors du terrain de jeu, leurs maillets tournoyant dans les airs, frappant, par maladresse, les boîtes à fleurs du jardin, décapitant au passage les impatientes, les canas et les bégonias. Un coup de maillet fracassa une des petites fenêtres du kiosque. Cet incident précipita les jeunes, passablement grisés, hors de leur refuge. Ces derniers se précipitèrent sur leurs agresseurs, armés de bouteilles de champagne brassées en toute vitesse et débouchées au bon moment. C’était une véritable folie. Après les bouteilles, quelqu’un, Hector était certain que c’était son ami Pierre, avait lancé des petites tartelettes aux oignons et des cornichons dans la mêlée, attrapant Juliette de plein front. Pour une fraction de seconde, tout le monde avait retenu son souffle. Il n’en fallut pas plus pour mettre le feu aux poudres. La guerre battit son plein. Sur le champ de bataille, les jeunes contre les sexagénaires. Un peu en retrait, Margot, Gisèle, la cousine Marie et lui-même leur criaient des encouragements. Tout ce qui se trouvait sur les tables, les aliments, les hors-d’œuvre, les assiettes et gobelets de carton compostables, les ustensiles en bambou, absolument tout fut utilisé comme munition. Un spectacle magnifique. Marcellin s’était surpassé, se lançant sur les victuailles, remplissant ces poches d’olives et de pains farcis tout en évitant les projectiles comestibles qui pleuvaient sur lui. Hector dit l’avoir vu bondir comme un fauve, allant d’un adversaire à l’autre, frappant sa cible sans pitié. Les trois filles hurlaient chaque fois qu’il faisait mouche et le récompensait en lui tendant des verres remplis de bière qu’il buvait d’une seule traite. Au bout d’un long combat, les vieux se déclarèrent vaincus. Les jeunes se sautèrent dans les bras, heureux de leur victoire. Pour célébrer, ils burent encore quelques bières.

En écoutant Hector, Margot revoit certaines scènes qu’il dépeint de façon si littéraire. Elle se dit que son mari a un certain talent de conteur. Le pauvre Marcellin pouvait bien ne se souvenir de rien, il avait bu toute la soirée. C’était peut-être mieux ainsi, il pourrait se sentir terriblement gêné s’il apprenait ce qui était réellement arrivé. Elle soupire en admirant le lac, c’est si beau, si calme. Peut-être est-ce même trop parfait.

—Dis-moi mon tendre, penses-tu que Marcellin reviendra nous voir un de ces jours?

—Peut-être, qui sait. À son âge, il commence à faire des esquisses sur le canevas de sa vie et il a un long apprentissage devant lui.

—Hum! On dirait que toi tu t’attendris en prenant de l’âge, mon chéri. Tu deviens plus émotif.

—Aurais-je été coriace durant mes jeunes années ?

—À vrai dire non, tu as toujours été l’homme le plus adorable que j’aie connu, lui déclare Margot avec un sourire taquin.