L’atmosphère est très dense, beaucoup plus dense que celle de la Terre. «J’espère que Joseph est ok; que toutes les navettes ont pu s’échapper du vaisseau», se dit Gaby.

Joseph, son amoureux… Elle l’avait rencontré; ou plutôt ils s’étaient aperçus, dans un colloque de linguistes, à Montréal, quelques semaines avant la Révolution Verte. Depuis, ils ne voulaient que s’exiler ensemble, loin de tout; mais jamais ils n’avaient songé à quitter la Terre.

Mais qu’est-ce que… Gaby regarde le plancher de la navette, sent une chaleur sous ses pieds. Elle se penche, touche le sol. «Trop chaud» se dit-elle. Aucun des tests thermiques précédent le grand départ n’avait irradié autant le plancher. «L’atmosphère est trop dense» se dit Gaby, la friction est trop grande. Au même moment, le fuselage de la navette se déchire et le sol se dérobe sous ses pieds. «Pauvres petits!» pense-t-elle, en fermant les yeux et en tenant la main de celui qu’elle voulait sauver. Joseph murmure-t-elle, les yeux fermés, au moment où une chaleur intense embrase la navette.

Doucement et avec zénitude, elle sent un éblouissement réchauffer ses paupières, puis elle ouvre les yeux. Du hublot de la cabine, elle voit les soleils se lever sur planète habitable. Elle a deux soleils se dit-elle. Elle regarde les images à sa droite au babillard, les reconnait. Elle est bien dans sa cabine, calme et enveloppante. Elle tourne la tête à gauche; voit son amoureux lui tirer un clin d’œil en souriant.

Tu as rêvé solide, lui dit Joseph. Regarde, ajoute-t-il en pointant un écran.

Sur le petit moniteur gris, un graphique illustre une activité cérébrale intense durant les trois dernières secondes de sommeil.

«Rêvé solide» tu dis! J’grignoterai plus avant ma sieste, répondit-elle, soulagée. Le compte-à-rebours a débuté?
Oui, lui répondit-il.

***

La planète serait dominée par de grands primates. «Deux millions», selon les estimés de Julie IV, l’IA de bord. Des agriculteurs; des sédentaires. Ils cultivent et forgent. Les capteurs infrarouges dénombrent 26987 petites forges. Aucune d’envergure industrielle.

-Des agriculteurs, dit Gaby en souriant.

À l’écran de la salle de conférence, des zooms de la planète révèlent des champs et des arbres alignés. La fraction de l’équipage sortie d’hibernation pour la présentation et l’analyse de la planète habitable est stupéfaite.

-Ils forgent probablement leurs outils, dit Joseph.

L’analyse de l’orbite et de l’axe planétaire montre que l’année de Gaïa II compte dix saisons; une année y est 3,1416 fois plus longue que celle de la Terre. Un si grand nombre de saisons doit permettre des rotations de cultures plus fréquentes : un appauvrissement des sols pratiquement impossible.

-Ils savent cultiver; mais ils savent aussi calculer l’orbite des astres. Leurs calculs sont très précis, annonça Asha, la capitaine de l’Odyssée.

S’il y avait eu une mouche à bord du vaisseau, on aurait pu l’entendre voler.

-Comment Julie IV a pu analyser cela? demanda Joseph, incrédule. Elle a communiqué avec ces populations?

- Au départ, l’Odyssée avait tout d’un œuf de Pâques; vous vous souvenez, dit Asha.

-C’était hier pour nous, poursuivi Jacques, le scientifique en chef. Mais depuis son passage dans le nuage de poussières du pied du Centaure, le vaisseau a pris l’allure d’une sorte d’astéroïde, un fossile interstellaire : calculer les masses, les directions et les vitesses est nécessaire pour reconnaître que l’Odyssée n’est pas un astéroïde. Et ces êtres ont repéré l’Odyssée.

Ces mots de Jacques subjuguèrent l’équipage. Regardez ajoute Asha en montrant une image à l’écran de la salle.

L’image révélait une vue aérienne d’un haut plateau à l’équateur de la planète un immense géoglyphe de plus de 123 kilomètres de diamètre. Situé au centre d’une vaste plaine, il illustrait avec finesse un emboîtement d’ellipses aux abords de cercles de différentes tailles.

Que signifient ces ellipses? demande Joseph. On reconnaît les astres, l’étoile binaire, leur système; mais ces ellipses, elles indiquent quoi?

L’approche orbitale nécessaire pour l’Odyssée, répond Jacques. Tout est exact.

Tout est exact, poursuit Colette, la mathématicienne en chef. Les forces gravitationnelles des quatorze planètes, les deux lunes de Gaïa II, les deux étoiles, tout est inclus dans leur calcul. Comme s’ils nous disaient : approchez de cette façon.

Mais ils doivent se douter que nous connaissons le calcul orbital, non? suggère Cynthia, la cheffe de l’énergie atomique.
Nous sommes à environ 22 500 parsecs de notre système, lui répond Colette. Il est facile de penser qu’ici, on n’entendra pas parler des erreurs de calculs orbitaux de Sapiens. Mais nous en avons faits. Et aucune vie extra-terrestre ne voudrait d’une espèce qui ne sait pas toujours s’orbiter. Nous avons perdu Mars Climate Orbiter il y a 649 ans. Cette erreur est très récente à l’échelle astronomique. Si une vie extra-terrestre intelligente apprenait la nature de cette erreur (un acharnement à utiliser le système d’unités impériales alors que d’autres équipes utilisaient le métrique), les probabilités qu’elle nous ait à l’œil existeraient; et produire ou faire produire des géoglyphes partout où nous nous approchons pour orbiter serait le bienvenu. Si notre genre nous apparaît bête; il peut très bien être vu de la même façon par d’autres civilisations. En somme, ils ne veulent pas de Chicxulub : ce géoglyphe montre ce qu’il faut pour empêcher l’impact de notre vaisseau. L’Odyssée n’est pas seulement long de deux kilomètres : il est un objet massif et en mouvement et il se dirige vers leur planète.

Et de quoi sont faites ces ellipses? demande Asha, la capitaine du vaisseau.

D’une moisson, on dirait. Peut-être de céréales, répond Gaby. Cette plaine semble être dédiée à une céréale ou à une herbe spécifique.
Tout indique qu’il nous faut lancer le compte-à-rebours pour une navette de reconnaissance, annonce Asha.

***

La biologiste regarde la planète de son hublot. «Quel rêve étrange » murmure-t-elle. Les enfants étaient tous réveillés. C’était tellement réel. Et cette panique…

1534 années d’hibernation, c’est long, lui répond Joseph. Mais tout ce temps n’a pas réduit ton instinct maternel. Tu continues de protéger les enfants, même quand tu dors. C’est beau, tu sais.
Quel est ton plus grand souhait? lui demande Gaby à brûle-pourpoint.
Tu le sais.
J’aime quand tu me le racontes. Allez! J’ai besoin d’entendre une belle chose.