- François!! Mais que fais-tu ici?

Un grand gaillard de six pieds trois pouces, les yeux rieurs, un sourire malicieux et la barbe rousse se tient dans l’embrasure de la porte. Ne faisant ni une ni deux, il pousse un grognement digne d’un homme des cavernes et, tout en arrachant Florence du sol, il l’amène sous le porche et la fait tournoyer à une vitesse folle, comme si elle ne pesait pas plus qu’une vulgaire plume. Tout en riant à gorge déployée, Florence se débat et lui ordonne de la déposer.

Le vacarme attire Guy sur sa terrasse. Constatant que Florence, malgré ses cris suraigus, semble s’amuser, pour la forme, il lui demande si tout va bien. Le colosse arrête son manège et lorsque Florence réussit à reprendre son souffle, elle confirme à Guy que tout va bien et qu’ils iront au café un peu plus tard. Pour l’heure, elle invite François à entrer.

- Est-ce que tu vas me dire ce qui t’amène et la raison pour laquelle tu ne m’as pas prévenue?

- Je tenais à te faire la surprise. Je te connais suffisamment pour savoir que tu te serais fendue en quatre pour me recevoir. Cela, tu vois, irait à l’encontre de ton objectif actuel de prendre soin de toi et de te mettre en priorité, comme tu me l’as si bien partagé lorsque tu es venue à Québec pour les funérailles de mes parents et de ma tante, il y a deux semaines.

- Justement, mon ami, comment vas-tu? Comment t’en sors-tu?

- Je te mentirais si je te disais que tout va bien. Je sais que je ressens plein de choses à l’intérieur, mais je serais bien incapable de les formuler. En fait, je me sens complètement déboussolé. Après ton départ, le vide m’est apparu encore plus grand, insupportable. Lorsque je repensais à tes paroles, j’ai ressenti une grosse pointe d’envie et je me suis dit : « pourquoi ne vas-tu pas rejoindre Florence? Tu sais qu’avec elle, il n’y aura jamais de faux-semblant, ni de condescendance et qu’elle te prendra tel que tu es. Une retraite de deux semaines te ferait du bien, mon François. » Alors me voici.

Les deux amis échangent un moment, puis Florence propose d’aller casser la croûte au café d’à côté. Se levant, François remarque l’enveloppe sur la petite table gigogne mais surtout les timbres indonésiens. Il s’empresse alors de demander des nouvelles de Martine. Florence sourit. Elle adore ses deux amis et devinant comment ces deux-là étaient faits pour s’entendre, elle avait d’ailleurs bien tenté de jouer les entremetteuses mais c’était sans compter les aléas de la vie. Malgré une attirance réciproque et une complicité certaine, « l’affaire » ne s’est pas concrétisée, la vie ne leur ayant pas fait de cadeaux jusqu’à maintenant. Trop d’obstacles se sont accumulés sur leur parcours et le « timing » n’était jamais au point comme si le destin s’acharnait à leur jouer de mauvais tours. Ainsi, contraint de s’occuper de ses parents et de sa tante, multi handicapée, François, malgré son profond désir, n’a pas pu se résoudre à les laisser tomber pour suivre les traces de Martine. Bien lui en prit. En effet, le drame horrible vécu par la suite par ses parents et sa tante lors de l’incendie de la résidence privée pour aînés qu’ils habitaient a fait naître une bonne dose d’autopunition, de questionnements et de remise en question chez François : aurait-il dû conserver la maison familiale, garder ses parents et tante avec lui? Avait-il fait le bon choix de résidence? Aurait-il dû dénoncer le fait que le nombre d’employés y était insuffisant? Bref, beaucoup de questions, beaucoup plus de questions que de réponses. François est conscient qu’il aurait été incapable de vivre avec la culpabilité que cette malheureuse situation aurait inévitablement engendrée en lui si, en plus, il avait été à l’extérieur du pays. Rationnellement, il sait que cela n’a aucun sens, que cela n’aurait rien changé à la triste réalité mais, émotivement, il imagine aisément la difficulté à laquelle il aurait été confronté.

Tout en lui donnant les dernières nouvelles, Florence l’invite à la suivre. Bras dessus, bras dessous, les deux amis entrent au café. Avant même d’être installé au comptoir, François perçoit l’atmosphère accueillante, intime et détendue de l’endroit. La conversation coule facilement entre les deux amis puis, par la suite, lorsqu’ils sont libres, avec Guy et Simone venus les rejoindre. On pourrait parler d’un coup de foudre amical, les deux hommes ayant découvert des intérêts communs notamment pour la bière artisanale, les rénovations et le bricolage, la planche à pagaie, le cinéma et le vélo pour ne nommer que ceux-là. Quant à Simone, elle a séduit François par les papilles grâce à sa touche unique en cuisine. Ce dernier a fait honneur au potage navet, érable et poire, puis à la baguette maison tout simplement divine, aux fromages locaux et à la salade verte, agrémentée de graines de citrouille, de canneberges et de coriandre : un pur délice. Simone et François se sont promis de prendre le temps de se partager leurs petits trucs culinaires.

C’est donc un François conquis que Florence ramène à la maison en fin de soirée.

- Florence, je comprends encore plus ton choix de rester ici. J’ai l’impression de vivre dans une autre dimension, difficile à cerner, mais une dimension qui fait du bien à l’âme. Il me semble que cela fait un sacré bon bout de temps que je ne me suis pas senti aussi serein, paisible.

- Très heureuse pour toi, mon ami. Tu comprends maintenant sûrement mieux les raisons qui m’ont poussée à me déposer ici. Le contexte m’aide sur tous les plans : physique, mental, émotionnel et spirituel. Je me reconstruis, je gagne sans cesse en sérénité, en confiance et je ressens une gratitude infinie envers la vie, envers l’univers. Si tu es d’accord cependant, nous poursuivrons cette conversation demain matin, avec un bon latté. Je suis crevée. Viens, on va t’installer.

La nuit se révéla généreuse pour les deux amis : aucune insomnie, agitation ou cauchemar ne se sont invités. Au matin, François se lève et se dit qu’il ne se souvient pas de la dernière fois où il a si bien dormi et récupéré. Il a fait un rêve qu’il a hâte de partager avec Florence. Il se retient toutefois, connaissant suffisamment son amie pour savoir que tant que le premier café n’est pas avalé, il est préférable de ne pas entamer de conversation avec elle. Pendant que François va chercher des croissants amandes et framboises chez les voisins, Florence prépare les cafés. Ce n’est qu’après avoir savouré cela qu’ils apportent leur second café sur la terrasse et que la conversation démarre.

- Tu as bien dormi, mon ami?

- Comme un bébé, littéralement. J’ai rêvé et je me suis réveillé dans un état de presque béatitude. Imagine toi donc que j’étais dans une microbrasserie, ma microbrasserie. Il y avait un petit groupe de quelques employés qui travaillaient de dos, un peu plus loin et il m’a semblé que ton ami Guy était l’un d’entre eux. Ce rêve m’a semblé d’un tel réalisme, c’est déconcertant.

- Intéressant. Tu connais mes croyances face au monde onirique et le fait que pour moi, on n’interprète pas un rêve, du moins pas en y associant les symboles classiques, comme le feu qui représenterait quelque chose qui se termine. Je suis plutôt d’un style intuitif : on interroge plutôt le rêve, on joue avec lui. Pour peu qu’on se donne la peine de s’arrêter, de se laisser être en contact avec le ressenti, on peut lui demander ce qu’il cherche à nous dire. La plupart du temps, sans qu’on ait à se forcer ou à se mettre de pression, notre rêve nous parle. Oh! Excuse moi, cette vibration musicale sur mon téléphone, c’est celle qui est associée à Martine.

Florence lit le message de Martine. Cette dernière demande s’il est possible de fixer une rencontre en facetime le soir même, à vingt-et-une heures, heure du Québec. Florence commence à lui répondre et François l’interrompt en lui demandant de ne pas souligner sa présence, ce qu’elle accepte. Elle répond donc qu’elle sera prête à vingt-et-une heures comme Martine le lui a demandé. Elle ajoute que cela tombe bien puisqu’auparavant, elle a un cinq à sept, une réunion du comité organisateur du festival. Connaissant aussi son amour des mots, elle invite d’ailleurs François à l’accompagner si celui-ci le désire, convaincue que les membres du comité n’y verront pas d’inconvénient.

En fin d’après-midi, les membres du comité se réunissent et effectivement, François y est accueilli avec ouverture et chaleur à titre d’observateur. Deux points seulement sont prévus à l’ordre du jour: le dépôt du rapport financier du dernier festival et une réflexion sur le thème du festival de l’an prochain. Selon l’échéancier prévu, ce n’est qu’à la prochaine réunion que celui-ci sera choisi.

Le bilan financier déposé est fidèle à la réalité et accepté sans problème, malgré le déficit accumulé. Chacun des membres du comité est conscient du fait qu’ils auront du pain sur la planche s’ils veulent assurer la pérennité de l’événement. En effet, la popularité du festival ne se dément pas année après année, bien au contraire cependant, en ces temps d’inflation, on pourrait qualifier d’anémiques les maigres subventions accordées à la culture. Il faudra user de beaucoup de créativité pour trouver de nouvelles sources de financement et aussi utiliser tout le réseautage possible! Chacun s’engage à y penser avant la prochaine rencontre.

Par la suite, concernant le second point à l’ordre du jour, les idées ne manquent pas, même les plus farfelues ou coûteuses. Comme le veut la procédure d’un « brainstorming », rien n’est écarté. Malgré ce qui avait été convenu au départ, les membres ont aussi sollicité la participation de François à l’exercice. Très satisfait par les idées ingénieuses que ce dernier a suggérées, le président est allé jusqu’à lui demander d’être présent à la prochaine rencontre si, par bonheur, il était encore au village! Florence et François, encore stimulés par cette séance de créativité, continuent même l’exercice sur le chemin du retour à la maison.

En soirée, cinq minutes avant l’heure prévue, Florence s’installe face à son ordinateur. Elle et François ont convenu qu’il n’apparaitrait qu’après les premières salutations des deux amies. Le timbre musical de l’appel en vidéo sonne. Florence s’exclame :

- Mais Martine, que t’est-il arrivé?

François se précipite vers l’écran pour y découvrir la jeune femme, particulièrement amochée : un œil au beurre noir, un bandage qui lui ceint la tête et un bras en écharpe! Il pousse un juron et, lui aussi, exhorte son amie à leur dire ce qu’il s’est passé, alors que de son côté, Martine sous le coup de la surprise demande ce que François fait là.