Le vieil aveugle se retira. Je ne pouvais pas m’empêcher de l’observer. Sa canne le précédait, touchait, sondait le terrain devant lui et il avançait assez rapidement sur un sol parsemé de petite roches. Bientôt, il ne fut plus qu’une silhouette à l’horizon. Quelle étrange rencontre !

Je rentrai chez moi, assez bouleversé et très perplexe. Pour quelle raison, le père de Jolianne réapparaissit-il cinq ans après la disparition de sa fille ? Et qui me certifiait qu’il était bien le père de ma fiancée ? J’avais connu Jolianne à Paris. Elle était attablée seule devant un verre de vin blanc Au Café de Flore et elle écrivait une lettre… Je me le rappelais maintenant…Ses cheveux roux avaient attiré mon regard et ensuite, ses yeux verts m’avaient tout de suite envoûté. Par un heureux hasard, la table à côté d’elle était libre. Je m’y assis. Je commandai aussi un verre de blanc et j’élaborai mon entreprise de séduction.

D’abord, un regard affable et un sourire appuyé. Les mêmes approches que depuis la nuit des temps. Elle consentit à poser les yeux sur moi.

Bonjour ! Vous semblez bien concentrée en cette journée caniculaire.
Oh! J’écris simplement une lettre à ma soeur. J’aimerais tellement qu’elle soit là.

Oh ! L’accent si spécial du Québec. Je le connaissais parce que j’avais écouté des entrevues d’artistes de ce pays.

Vous vous sentez seule rajoutai-je en la regardant intensément.
La ville est tellement belle ! Difficile de conserver pour moi toute seule cet émerveillement.
Puis-je me joindre à vous ? Je suis Parisien ( en fait, ce n’est pas tout à fait vrai, je suis étudiant ), mais je connais très bien Paris. J’y suis depuis plus d’un an.
Vous êtes originaire de quelle région ?
L’Occitanie.
L’Occitanie ? Où est-ce ? Je n’ai jamais entendu ce nom.
Oh ! À votre accent, vous devez être du beau pays du Québec.
Mon accent…vous en riez tous de mon accint, fit-elle en exagérant le mot.

Je ris.

Soyez indulgente envers mes compatriotes parisiens. L’Occitanie est une grande et belle région. Vous pourriez peut-être connaître Montpellier, Toulouse, le Pont du Gard…Oh et probablement Lourdes.
Là, je sais où c’est. Je m’appelle Jolianne et vous ?
Bertrand, chevalier de l’amour courtois pour vous servir…

Elle éclata de rire.

Et nous engagèrent une agréable conversation. Trois verres de vin plus tard, nous étions assis côte à côte et nous discutions ferme comme deux grands amis. Jolianne avait rangé sa lettre et son crayon dans son sac à dos. Nous avons écumé tous les clichés sur les français et les Québécois en passant par le snobisme, l’arrogance, les fromages, le vin, les femmes, les hommes de France. Vinrent ensuite les loups, les ours, les Indiens et leurs tomahaks, la culture, la langue du Québec. Ce que nous avions ri ! Elle était si belle quand elle souriait et ses éclats de rires-crécelles me transportaient ailleurs.

Nous avons quitté le Flore, traversé la rue et mangé chez Lipp, célèbre brasserie qui figurait dans les endroits à visiter de la liste de Jolianne. Devant une bavette à l’échalote, un autre verre de vin, nous avons scellé notre amitié. Je lui ai offert de la raccompagner. Elle accepta avec un sourire plein de promesses. Sur le pas de la porte de son petit hôtel, comme dans les films, je l’ai embrassée et ce baiser se prolongea tant et tant que je ne la quittai pas de la nuit.

C’est ainsi que commença notre histoire. Aussi simplement que ça. Aussi banal que ça.

Jolianne était une femme racée, grande, fine, d’une beauté assez peu commune. En la regardant très rapidement, on pouvait la croire Irlandaise: rousse aux yeux verts. Mais ce qui faisait son charme, c’était l’ensemble de sa personne: intelligente, drôle, pétillante, différente, orignale.

Du coup, nous nous sommes rencontrés tous les soirs. J’étais étudiant et peu argenté. Elle l’avait bien compris. De toute façon, elle avait 20 ans, était venue en visite en France pour un mois. Pas beaucoup plus en moyen que moi ( Le Flore et Lipp étaient une soirée d’exception pour elle ) et moi j’y ai dépensé quasiment toue ma bourse d’étudiant.

Pendant le reste de son séjour, noua avions acheté des fromages, des pâtés, des baguettes, du mauvais vin que nous partagions dans sa petite chambre et nos soirées explosaient comme des feux d’artifice. Il était évident que je ne pouvais plus la quitter. Comme mes cours se terminaient et que j’avais projeté de rentrer en Occitanie, j’osai lui demander de prolonger son voyage. Mes parents seraient ravis de l’accueillir ( mes deux parents étaient décédés depus 7 ans ). Je m’arrangerais bien avec ce pieux mensonge plus tard. L’important était qu’elle reste.

Et elle est restée.

Nous étions si amoureux qu’elle comprit que mon grand mensonge à propos de mes parents avait eu pour but de la sécuriser. C’est une chose de rencontrer un homme en voyage; c’en est une autre de rentrer avec lui dans une maison inconnue sise dans un lieu tout aussi inconnu. En ce temps-là, j’habitais, tout près de Cahors, dans une toute petite maison léguée par ma grand-mère. Nous y avons passé un été plus que magique. Elle se trouva un emploi au noir comme serveuse et, comme j’avais terminé mes études de musique, je fus, moi aussi, employé à la même grande auberge. Je jouais de la harpe à tous les soirs.

Notre entente se poursuivait. Jolianne ne semblait pas souffrir de l’éloignement des siens. D’ailleurs, au fil du temps, j’avais souvent essayé d’aborder le sujet de sa famille. Il était clair que ça lui déplaisait d’en parler. J’ai fini par éviter le sujet. Et les années passèrent. Jusqu’à ce jour fatidique…il y a cinq ans…

Ce soir, le ciel s'était dégagé, mais l’orage grondait dans mon esprit et dans mon coeur. J’ai ouvert machinalement la porte de mon appartement et…dans le petit boudoir de l’entrée, le grand miroir…plein d’éclats de verre sur le sol. Et une lettre sur le guéridon !