Marine demeura abasourdie après avoir entendu cette révélation. Ainsi Paul voulait mettre les voiles vers la Grèce! Pourquoi avoir fait les démarches en catimini? Que devait elle en conclure?

- Oh Paul, ce que tu me révèles est merveilleux et déchirant à la fois. Je suis sincèrement contente pour toi. C’est une opportunité que tu fais bien de saisir, mais pourquoi me l’avoir caché?

-J’ai manqué de courage, j’avoue, répond Paul. Tu as mis temps et énergie à nous trouver un refuge où nous pourrons exprimer et travailler notre art respectif, mais ce n’est pas ce dont j’ai besoin ma muse. Cela ne représente pas un défi pour moi et c’est ce dont j’ai vraiment besoin. Ça ne me dit rien de m’enfermer dans un atelier. Je veux sortir de ma zone de confort. Découvrir, expérimenter par moi-même.

Après tant d’années ensemble, Marine connaissait assez Paul pour comprendre son tourment. N’était elle pas sa muse, et en tant que telle, ressentir son besoin viscéral de se retrouver afin de créer à un niveau différent? La face sombre de la quête de Paul, était qu’il devait sacrifier la présence de sa muse pour créer sur de nouvelles bases. Malheureusement, par amour, elle devait faire un pas de côté, afin de laisser à Paul, l’espace nécessaire pour qu’il plonge en lui-même et se retrouve à travers son art. À ce point-ci pour l’aider, son rôle de muse était de s’éloigner, afin que Paul puisse retrouver par lui-même son goût à la création. En résumé, elle devait le laisser partir, il devait faire sa quête seul.

D’autre part, elle était consciente que de même, elle avait soif de créer. Cependant, contrairement à Paul, elle avait besoin de solitude et de calme pour composer. L’océan, le vent et le bruit des vagues étaient le fond de trame de son inspiration. Elle avait déniché une jolie villa en retrait du monde, avec une plage privée sur le bord de mer, près d’un petit village portuaire situé dans la baie de Humboldt dans le nord de la Californie. Elle s’était assurée de vivre loin du jetset californien.

Elle se fit la réflexion qu’en tant que muse, elle avait, avec le temps et la routine, perdu son rayonnement sur l’inspiration de Paul. Marine sentait ses vibrations artistiques à un bas niveau, son esprit devait se reconnecter avec les dieux de la création artistique. L’évidence était là, ils devaient se séparer pour, espérait-elle, mieux retrouver leur symbiose artistique.

Ils discutèrent de tout cela jusqu’au petites heures du matin, accompagné d’un peu de vin, de rire et de larmes sur un fond de musique de jazz moderne. L’amour entre eux était présent, pas de doute. Cependant, ils étaient assez lucides pour en conclure qu’ils devaient s’éloigner l’un de l’autre pour se ressourcer dans leur art. Deux ans à vivre sans la complicité et le regard de l’autre. Voilà le premier défi pour eux. À l’aurore, ils conclurent un pacte, en mémoire de leur rencontre et histoire de ressentir l’évolution d’autrui et garder un lien particulier. L’entente était qu’il ne devait nullement communiquer entre eux durant cette séparation, hormis s’il survenait un évènement terrible comme un accident ou une maladie grave. Le seul engagement qu’ils se promirent, était qu’à chaque six mois, ils devaient faire parvenir à l’autre, une de leur création accompagnée ou pas, d’une lettre contenant au maximum, cinq lignes manuscrites. Si aucune création n’était disponible au moment prescrit, car il va de soi que la création ne tolère aucune pression, une lettre de dix lignes ou moins, devait être envoyée afin de rassurer l’autre que tout va bien.

Ils leur restaient cinq jours ensemble avant le départ de leur maison située en banlieue de Boston. Il avait été décidé qu’ils conservaient la demeure, après tout, ce n’était pas un divorce mais une pause de leur couple et de leur environnement. Le vol de Marine était cédulé pour dix heures et celui de Paul, décollait tard en soirée. Pour le temps qu’il leur restait, ils préparèrent soigneusement leurs bagages, firent l’amour à plusieurs reprises, réglèrent les dernières formalités tout en profitant de tous les moments possibles ensemble. Sans se concerter, ils avaient l’un et l’autre, tenu à apporter un souvenir dans leurs bagages; elle le tableau de la femme dansant au firmament peint par Paul lors de leur rencontre. La peinture avait depuis des années, été remisée au grenier. Pour sa part, Paul avait glissé rapidement dans une pochette de sa valise, la composition de Marine. Chanson écrite lorsque sa muse était au printemps de sa vie. Il se rappelait vaguement que c’étaient des paroles d’espoir, qu’il n’avait d’ailleurs jamais relus depuis des années. Il se souvient qu’à l’époque, qu’il avait été submergé par l’émotion que dégageait le texte.

La veille du départ, ils assistèrent à leur dernier coucher de soleil, en silence. L’émotion était palpable.

Marine brisa le silence:

- Voilà Paul, nous y sommes. Je suis convaincu que nous faisons la bonne chose pour nous-mêmes, et par ricochet sur notre couple. Notre union est au-delà du monde physique. Va au bout de toi-même mon amour et je souhaite que tu trouves ce que tu cherches.

Paul la pris dans ses bras et lui murmura à l’oreille:

- Ma muse chérie, merci d’accepter que je m’ouvre à la nouveauté loin de toi. J’apporte avec moi tout ce que tu m’as donné durant ces années, pour nourrir mon âme. Maintenant c’est à moi de créer, sans toi à mes côtés mais dans mon cœur tu seras.

La vue embrouillée, Marine plongea son regard dans celui de Paul et lui répondit:

- Les couleurs de ton âme vont me manquer Paul, mais tout comme un parent envers son enfant, je me dois en tant que muse, te laisser partir à la découverte de ton destin artistique. Mon amour pour toi n’est pas égoïste. Moi-même, je dois en tant que muse, déployer mes ailes, libérer mon esprit des contraintes afin d’atteindre une sphère plus élevée d’inspiration. Pour moi, la quête de nouveaux grades a sonné. Qui sait, devenir une muse 2.0, dit-elle avec un sourire.

Pour leur dernière nuit, ils firent l’amour non pas comme des condamnés à mort, mais comme des complices de longue date, unis corps et esprit dans leur amour l’un pour l’autre, sachant que là est leur havre de paix commun. Après avoir atteint le summum, ils s’endormirent enlacés.

Au petit matin, Paul conduisit Marine à l’aéroport. Le trajet était silencieux, à peine quelques mots furent échangés. Ils étaient à quelques heures de leur séparation douce-amère. Devant le quai d’embarquement, ils se serraient et s’embrassèrent une dernière fois.

Tout en se dirigeant vers la passerelle, Marine se retourna, et en jetant un dernier regard vers Paul, lui fit un signe d’aurevoir avant de s’embarquer.