Justine s’est offert un sprint digne des plus grands athlètes. De l’enregistrement jusqu’à son siège, en passant par sa chambre et une retouche à son maquillage, à peine dix minutes se sont écoulées.

Belle performance pour quiconque, mais pour elle, c’est la routine. Depuis cinq ans déjà, l’adrénaline est son carburant, seule drogue assez forte pour lui faire oublier son addiction de plusieurs années à toutes ces substances qui ont bien failli avoir sa peau. Le stress la pousse continuellement à la limite de la tolérance, au dépassement, à prendre des risques. Mais aujourd’hui, Justine atteint des sommets. Elle doit puiser dans ses réserves de courage pour affronter la situation. Le chemin parcouru a été long. De junkie à agente d’infiltration des groupes criminels, elle a surmonté toutes les embûches mais aussi, tous les préjugés concernant son passé, lequel s’accroche à elle aussi fermement qu’une sangsue à une plaie ouverte. Il ne la quitte jamais. Mais aujourd’hui, cette sensation d’être continuellement en équilibre précaire atteint son paroxysme.

D’aussi loin qu’elle se souvienne, Alice et elle ont toujours interchangé leur personnalité au gré de leurs fantaisies. Mais c’est la première fois qu’elle se substitue carrément à sa jumelle. Aujourd’hui elle se doit d’être Alice, l’enjeu est si grand. Tout repose sur la crédibilité de son personnage auprès des grands patrons. Le problème, c’est qu’elle n’a pas revu Alice depuis dix ans et le moins qu’on puisse dire, c’est que la rupture a été brutale, de celle qui laisse des bleus à l’intérieur, rendant impossible toute possibilité de rapprochement. Ses mentors lui ont certes tracé un portrait de ses comportements actuels, sa façon de s’habiller, de s’exprimer mais c’est surtout Florence, qui la côtoie tous les jours, qui l’a coaché. Justine a peur malgré tout, pour la première fois depuis longtemps.

Au moment où elle songe à reculer, prise de panique, elle entend "Alice, par ici, ton siège est réservé". Elle se ressaisi, fait un signe de reconnaissance de la main, et avance vers son destin, lequel se situe, pour son plus grand malheur, à la droite de Robert Dumont. Cet imprévu lui donne froid dans le dos. La place de Robert, selon l’information reçue de Flo, est à l’avant avec les autres dirigeants de l’entreprise. Peut-être aurait-elle droit, tout au plus, aux salutations d’usages tenant compte du faible niveau hiérarchique d’Alice dans le milieu. C’est bien ce que Florence lui a dit, elle en est certaine. Se doute-t-il de quelque chose, qu’il est surveillé pour ses activités parallèles? Impossible pour elle de répondre à cette question. Le mimétisme opère et Justine devient alors vraiment Alice, elle espère seulement que l’illusion est parfaite.

-Bonjour Alice, tu as fait bon voyage?

-Oui vraiment, merci. Mon vol a été un peu retardé en raison de la température. J’ai eu peu de temps pour me rafraîchir.

-Tu es parfaite ainsi, comme toujours.

Justine ressent un malaise, peu habituée à ce type de compliment à l’allure innocente mais porteur de sous-entendu. Comment Alice aurait-elle réagi à cette remarque? Au fond d’elle-même, elle sait très bien ce que sa sœur aurait fait. Du sarcasme, bien sûr. Elle n’a pas pu changer à ce point-là.

-J’ai l’impression que c’est la première fois que vous me remarquez pourtant.

Robert la regarde l’air exaspéré

-Comme d’habitude, incapable de seulement dire merci!

Justine comprend à cet instant qu’elle a réussi son entrée chez Med Santé.

***

Alice observe la scène qui se déroule sous ses yeux et peine à y croire. Elle se souvient de leur dernière rencontre, juste avant que Justine sorte de sa vie. La colère qu’elle a éprouvé ce jour-là lui revient avec la même intensité. Elle revoit celle qu’elle a toujours considéré comme sa petite sœur, probablement parce qu’elle est arrivée deuxième et avec un poids inférieur au sien, totalement défoncée, incapable d’aligner deux syllabes et d’ouvrir les yeux pendant qu’Alice se vide le cœur. Elle ne peut s’empêcher d’éprouver de l’amertume. Elle aurait pu se manifester, chercher la réconciliation mais non, nada, rien que le silence.

Florence l’observe, incapable de lire dans les pensées mais suffisamment avertie pour percevoir le désarroi d’Alice.

-Alice, je sais que c’est un choc pour toi mais le temps presse. Tu dois te ressaisir. Pas parce que je te le demande mais parce que l’humanité a besoin de toi. Réalises-tu que si nous réussissons à faire cesser le trafic de xylazine, tu auras contribué à sauver des milliers de personnes esclaves de leur dépendance? Ce n’est pas un jeu Alice, ça, c’est la vraie vie.

Alice hoche lentement la tête, presque malgré elle. Elle règlera ses comptes avec sa sœur plus tard.

-Qu’est-ce que je dois faire?

-Tu dois intégrer le congrès et jouer ton propre rôle tout simplement

- Mais en quoi cela va vous aider?

-C’est là où ça se complique. Nous avons besoins de deux Alice, ce qui implique une coordination de haut niveau.

-Je ne comprend pas. Nous ne pouvons être en présence toutes les deux sans que personne ne s’en rende compte.

-Au contraire c’est tout-à-fait possible. L’inconvénient, ou plutôt le défi, c’est que vous ne devez jamais être sur le terrain en même temps. Tu dois disparaître dès que la partie officielle des réunions est terminée pour céder ta place à Justine qui a un tout autre mandat à réaliser. Ça veut dire en clair que tu seras confinée à ta chambre quoiqu’il arrive entre 18 :00 le soir et 7 :00 le matin car Justine entrera alors en action.

-Il me semble que ce n’est pas la période idéale pour glaner des informations. Peut-être en soirée oui, mais la nuit? En plus, il y a un risque que quelqu’un remarque que je ne dors pas beaucoup.

Florence et ses collègues sourient avec indulgence devant tant de naïveté.

-En réponse à la première partie de ta question, n’oublies jamais que la nuit, tous les chats sont gris. Les participants honnêtes et innocents du congrès dormiront tous à ce moment-là bien sûr, mais les autres, ceux qui sont dans notre mire, les invisibles, eux, ne travailleront que la nuit. C’est à l’ombre des regards que ces assoiffés de fric et de pouvoir vont conspirer pour en avoir toujours plus. La production, la livraison, le développement de nouveaux marchés pour la xylazine ne font pas parties des sujets à l’ordre du jour officiel du congrès. Non plus que les besoins de soutien à leurs travaux de recherche clandestins sur le ralentissement du vieillissement que la vente de xylazine sert à financer, non. Ces discussions-là se font "undercover".

Alice est déstabilisée mais lucide.

-Je ferai ce qu’il faudra. Pour les détails techniques, à qui dois-je me référer?

-C’est Justine qui s’occupera de tout. D’ailleurs vous occupez la même chambre, en alternance bien entendu. La première étape, et c’est urgent, consiste à te déposer à Chicago et à te faire intégrer le congrès dans la plus grande discrétion. Exceptionnellement, Justine quittera l’hôtel pour faire un peu de shopping et toi, tu reviendras avec les paquets, bien en vue. Ensuite tu retourneras à ta chambre pour ne plus en ressortir avant le matin suivant. Justine, qui aura réintégré l’hôtel par l’escalier de secours, t’y attendra avant de ressortir pour la soirée. Compris?

Alice répond par un oui qu’elle peine à articuler. Elle réalise que le face-à-face avec sa jumelle, autant espéré que redouté, aura lieue dans quelques heures à peine.

***

Après un atterrissage sans heurt à l’aéroport O’Hare, Alice, maintenant vêtue et coiffée de manière identique à Justine, sort sur le tarmac escortée par les agents de la GRC qui lui font emprunter un corridor de sortie parallèle. Pas de douane ni vérification d’usage. Tout a été soigneusement réglé entre les services de sécurité des deux pays. Une voiture l’attend.Lorsque le Marriott Marquis est en vue, la voiture s’immobilise. Une femme inconnue d’Alice ouvre la portière, côté passager, pour y déposer deux sacs à l’effigie d’un grand magasin ainsi qu’une clé de chambre magnétique de l’hôtel puis s’en va sans même ouvrir la bouche. Le conducteur du véhicule lui donne les dernières instructions.

-Vous devez faire le reste du trajet à pied. Prenez vos sacs et mémorisez l’étage où se situe votre chambre. Surtout ayez l’air naturelle.

Alice a envie de rétorquer mais s’abstient, se contentant de suivre les instructions. Maintenant seule sur le trottoir, elle ne sait plus si entre cette folle aventure et sa rencontre avec Justine, laquelle lui fait le plus peur.