Malgré le fait qu’il eut passé des années à élaborer un plan sans faille qu’il pensait devoir suivre à la lettre afin de venger sa douce maman à l’esprit trouble, il sentit ses pieds quitter le sol, soulevés par ce puissant vent d’imprévus qui s’immisçait par toutes les fenêtres de son corps.

Il n’avait pas anticipé se salir les mains (et se les laver par la même occasion) d’aussi galvanisante manière. Il sentait encore le frémissement de la vieille Rapaillé sous ses doigts desquels se dégageait d’ailleurs toujours ce doux parfum d’orange. Il avait encore moins imaginé être en mesure, suivant cet événement tant imprévu qu’excitant, d’aller demander l’aide dont il avait impérativement besoin pour ne pas se noyer à son tour dans cette mer d’émotions nouvelles. Pour ce faire, il devait réintégrer son corps duquel il avait été expulsé en même temps que le dernier souffle de l’ambassadrice. Il avait besoin d’ancrage. Nettoyer le souvenir de ce regard bleu acier, exorbité et moribond, dans celui, bienveillant et généreux, de celui qui pourrait enfin s’avérer être son tout premier ami. Monsieur Vincence, sans connaître son rôle, n’avait pas failli. Paul ne se sentait plus seul. Il avait réintégré son corps et sa tête. Il était prêt pour la suite. Et pour ce faire, il avait besoin d’un appât sentimental pour attirer sa proie dans son piège fatal. Monsieur Vincence s’émoustillait déjà à le lui confectionner.

Il se dirigea donc d’un pas sûr vers le lieu initiatique de sa carrière d’assassin: la chambre de la noyée. Il allait mettre en scène la chute inexorable et, oh combien dramatique, d’Arlette Gambleur. Une finale digne des romans bien-aimés de sa douce maman. Oh, comme elle serait fière de son petit Paul. Il renversa les meubles, vida les tiroirs, cacha quelques précieux bijoux dans ses poches secrètes (un petit bonus qu’il s’accordait). Il créa le décor d’une bataille épique et sanglante dont personne ne se sortirait vivant. Oui ! Un règlement de compte entre ces deux vautours était non seulement possible, mais attendu de tous depuis des années. Du pur génie ! Jamais il ne s’était senti aussi puissant, aussi en confiance qu’à ce moment précis.

Il se rendit ensuite au bureau de réception et ouvrit l’ordinateur pour y écrire un mot simple, mais parfumé de sous-entendus alléchants qui allaient assurément piquer la curiosité de l’intéressée.

“Arlette, je connais ton plan pour ce soir. Réglons cela à l’amiable. Je t’attends dans ma chambre à 19h30. Je te promets, tu ne seras pas déçue. Agnès”

Il avait de la chance, tout le monde était affairé à préparer cette soirée qui requérait la majorité du personnel dans la salle principale. Après avoir effacé toutes traces de son passage sur la machine, il imprima le mot et quitta. Passant ainsi inaperçu, sa plus grande qualité, il se dirigea vers l’atelier de Monsieur Vincence pour y cueillir la fameuse étole bleu chamarré : pièce indispensable qui lui assurait qu’Arlette allait répondre à l’invitation de sa belle-mère.

En effet, au mariage d’Agnès et de son père, Arlette, qui ne se doutait pas alors des plans machiavéliques de sa nouvelle belle-mère, avait créé, de feues ses douces mains pleines d’amour, un foulard pour honorer les yeux uniques et envoutants de la mariée. Cette dernière avait porté cette offrande, ici même, il y avait quelques années, comme un brûlant rappel que la petite l’avait jadis aimée. Puis, dans un coup de théâtre, elle y avait mis le feu, déclarant ainsi officiellement la guerre à Arlette.

Le retour de ce foulard serait un symbole d’armistice, un drapeau blanc (bleu), la colombe qui suggérait un cessez-le-feu, une potentielle réparation. L’ajout des boutons pression sous-entendait qu’elle reconnaissait sa belle-fille. Enfin ! Elle ne pourrait résister à l’envie d’aller voir ce que cette fripouille de Rapaillé voulait lui proposer.

De retour dans la chambre 447, il y déposa le foulard et la missive bien en vue. Puis, il retourna rapidement dans la chambre fatale pour y attendre Arlette qui ne devait plus tarder.

Clic Clic Clic : les pas d’Arlette approchaient.

Toc Toc Toc : Dernier Acte.

Caché derrière la porte, il l’ouvrit, laissant entrer Arlette qui arborait fièrement l’arme de sa propre mort. Pendant qu’elle avançait dans la chambre, Paul referma silencieusement la porte derrière elle et y mit la chainette, question d’être doublement certain de ne pas être dérangé. Arlette, les yeux écarquillés maintenant fixés sur le bain et ce qui y flottait ne sentit pas Paul s’approcher d’elle. Il agrippa alors l’étoffe de toutes ses forces pour vider sa victime de ce qui lui restait de vie. Oh, comme l’écharpe faisait ressortir le rouge écarlate de ces yeux derrière lesquels le rideau tombait doucement. Il plongea ensuite le corps de sa seconde victime dans le bain, prenant soin, après l’avoir rhabillée sobrement, d’enrouler un bout du foulard dans les mains de Madame Rapaillé afin de faire croire qu’elles s’étaient entre-tuées.

À bout de souffle, trempé de sueur et d’eau d’orange, assis au milieu de ce décor sordide, Paul se déposa au sol pour respirer enfin.

Clic clic clic : des pas approchaient.

Toc toc toc : …

Toc Toc Toc: …

Le cœur de Paul cessa de battre.

Apollinien ! Ouvre tout de suite ! M. Jules m’a dit que tu étais ici. Je sais que c’est toi qui m’as empoisonné hier. Tu ne t’en sortiras pas aussi facilement. Me voler ma place d’aussi vile manière ? Tu croyais vraiment t’en sortir ? Ouvre tout de suite que je te règle ton compte !

La voix de Baptiste crachait de rage dans le corridor. Et, alors qu’il utilisa son passe-partout pour ouvrir, Paul resta immobile derrière la porte. Or, comme il avait eu la brillante idée de mettre la chaînette, elle ne s’ouvrit pas complètement. Baptiste, ce personnage de soutien, ne pouvait pas faire chavirer son si beau plan à la dernière minute. C’est pourquoi il ne crut pas à sa chance lorsque qu’il vit son gros visage crouté s’immiscer dans la fente pour regarder à l’intérieur de la chambre. Il arrivait heureusement sans hache.

Et hop, le coup de l’ascenseur texan !

Décidément, Paul était en feu. Il exultait. Il ne se connaissait pas si spontané et inspiré. Il reconnectait avec cette pure joie d’enfance qu’on lui avait dérobée trop tôt.

Baptiste était maintenant hors-jeu, mais surtout de trop dans son crédible scénario de rixe mortelle entre ces deux femmes qui se vouaient une haine sans borne.

Et c’est là qu’il fut frappé par un éclair de génie. Le feu étant un puissant transformateur de négatif en positif, il allait tout faire brûler : symbole ultime de la purification. Flamber ces harpies insipides, Baptiste et son arrogance, cet hôtel à la richesse indécente, les souvenirs douloureux de son enfance, les souffrances de sa mère. Tout !

Il appela de manière anonyme Monsieur Vincence, son seul ami, pour le sommer de quitter immédiatement les lieux.

Personne ne vit Paul Dion, feu Apollinien Dionysiaque, quitter cet hôtel qui partageait maintenant le même destin flamboyant que celui du livre préféré que sa douce maman lui lisait avant d’aller au lit.

« Repose en paix maintenant, maman. »

Et cette nuit-là, pour la première fois de sa vie, Paul Dion dormit d’un sommeil sans rêve.