Ouf, je n’ai jamais autant voulu me réveiller ! J’ai la camisole flottante. Qui donc a dit que nos rêves traduisent notre complexité intérieure ? Décoder tout ça en vaut-il le coup?

Scène 1

Cécile quarantenaire qui discute à bâtons rompus avec Henri. Je perçois des bribes de leur conversation assourdie par un bruit de vagues. Non-binarité, identité de genre, queer, cisgenre, pansexualité…

Scène 2

J’ai chaud. Le visage de Cécile emplit totalement mon champ de vision. Elle se tient la tête et de sa bouche grande ouverte (c’est Le cri de Munch, j’ai très chaud), elle me lance :

Ma fille fait un road trip en moto, en me mettant sous le nez une photo d’elle en jaquette d’hôpital devant sa Harley.

Scène 3

Évelyne souriante qui me défie, je connais bien ce regard. J’ai si peur pour elle. Pour nous.

***

Quelle nuit cauchemardesque. Serais-je à ce point tourmentée par mon voisin ? Est-il le spectre d’une personne que j’ai rageusement gommée de tout le reste des jours de ma vie? Peut-être une chute d’hormones? Ou les relents de la bouteille de vodka que j’ai terminée goulûment hier soir ? Peu importe, je vais prendre mes distances de ce quidam. Pas question que de vulgaires outils viennent faire obstacle à ma tranquillité d’esprit. Henri doit bien savoir où trouver une scie ronde et deux marteaux.

Jay remue doucement ses pieds en enfouissant son nez entre mes seins gorgés. On dirait qu’il attend l’autorisation. Suis en amour avec ce petit être qui goûte le caramel salé. Allons, au travail mon chéri ! J’appellerai Cécile tantôt.

***

J’ai rapidement compris que la relation mère-fille de Cécile et Évelyne était un bourbier de souvenirs-tortures. Un sable mouvant existentiel duquel elles tentaient toutes deux de s’extirper tant bien que mal. Leurs échanges étaient épiques, surtout lorsqu’elles se livraient bataille devant moi. Tenter de décrire leur combat pour percer les affres de leur karma et du mien, par la bande. Aligner des mots pour arrêter de constamment chercher des pépites de bonheur. C’est bien ce que Cécile a voulu me dire en me tendant le cahier?

Au début de ma relation avec Évelyne, sa mère m’avait confié qu’elle avait beaucoup pleuré pendant les deux premières années de vie de sa fille. Tombée enceinte à trente-cinq ans, elle avait hésité quelques semaines avant de signer contrat avec elle-même. Le géniteur avait été d’une franchise pragmatique. Il serait là en soutien, comme un oncle préféré que tout le monde a dans sa famille. Elle avait foncé tête baissée. Le travail à temps plein et les études à temps partiel, ça avait grugé sa femme.

***

« Ah, allo Bénédicte, suis si contente de t’entendre. Vous arrivez quand finalement? »

« Bientôt, Cécile, bientôt »

« En tout cas, ça serait le fun avant les neiges » murmure-t-elle cynique.

Je tente de l’étourdir en faisant du coq-à-l’âne_Jay qui commence à se lever seul en s’appuyant sur les meubles_mon voisin weirdo_ le cabanon_ le papa de Henri.

« Et pis y a du nouveau pour Évelyne? »

« Non rien. Elle est toujours à l’hôpital de Rivière-des-Prairies. Elle ne veut voir personne et le médecin m’a dit de respecter son mutisme. Lui-même est pas très jasant, j’dirais même désagréable. Je sais, y travaillent dans de si difficiles conditions (râlante sur les deux derniers mots). Pis ça doit être étanche ces thérapies-là, pis elle est en sécurité au moins. »

« Wouais… » et voilà que les derniers instants de mon cauchemar refont surface.

Scène 4

Évelyne à moto, les cheveux aux vents, qui fait un face-à-face avec un poids lourd à la hauteur de Saint-Denis-de-la-Bouteillerie, mon village natal.

« Et toi, et toi Cécile? »

« Ben, une offre assez alléchante au privé et je crois que je vais plonger. »

« Ah, c’est quoi? Un lien avec ta maîtrise? Avec les vieux? »

« Je garde le suspense. J’te raconterai ça de vive voix ».

« Ah, ma… Écoute Cécile, je vois avec Henri et je te texte dès qu’on a pris une décision, mais sûrement pas avant deux semaines. »

« OK, bisous à mon bébé. On se fait un Skype bientôt? Je m’ennuie tellement de sa binette. »

« Je t’envoie des photos que j’ai prises au parc cette semaine, ça te fera patienter. »

***