Éric Baumier bifurque brusquement à droite en apercevant l’enseigne lumineuse de la station-service de Hyde Park. Il coupe le moteur de la voiture et pousse un long soupir de soulagement. L’aiguille de la jauge de carburant frôle le « E » depuis plusieurs kilomètres. Manquer d’essence aurait été la pire erreur de débutant. Il plonge la main dans sa poche pour en évaluer la somme d’argent comptant. Il faut éviter de laisser des traces se rappelle-t-il. Il sélectionne la précommande de 50$ sûr de pouvoir se rendre sans souci à sa première cache. Il rempli un bidon au cas oὺ.

« Quand on achète une maison, on regarde les poutres ; quand on prend une femme, il faut regarder la mère… » dit le vieux dicton. Il aurait dû se méfier d’elle. Sa mère était complètement cinglée !

Il saisit un verre en styromousse et se sert un expresso à la distributrice automatique. Une odeur familière de café embaume l’espace, ce qui fait baisser son angoisse d’un cran. Il boit une première gorgée pour apprécier une infusion parfaite malgré l’apparence douteuse des lieux. Il s’empare d’un sandwich au jambon-fromage dans le comptoir réfrigéré afin de ne pas s’attarder trop longtemps dans le commerce. Au moment d’acquitter le montant à la caissière, il prend soin de baisser la visière de sa casquette de manière à déjouer la caméra de surveillance. C’est une jolie brune, en plein dans son genre. En d’autre temps, il l’aurait trouvée attirante, mais cette dernière aventure l’aura désillusionné à jamais. La femme lui sourit mais il ne répond pas à sa politesse, soucieux de ne pas établir un contact visuel qui le trahirait et surtout dégouté par son propre sort. Il murmure un « thank you » et quitte l’endroit.

Tout en conduisant avec précaution, il se félicite. La planque sera parfaite. L’état de la route est cahoteux dans ce coin du Vermont, quiconque ne peut s’aventurer ici. L’absence d’éclairage et de signalisation augmente le défi. Par surcroît, il n’y a âme qui vive à cette période de l’année, puisque la saison touristique est terminée et les skieurs de Stowe ne s’aventurent pas à Hyde Park. Il ne peut s’empêcher de penser à l’ironie du nom de cette ville.

Il arrive au bout d’un chemin sans issue et reconnaît la cache, bien hors de vue. Éric gare la Jeep derrière la maison et s’assure qu’elle n’est pas visible. Sans surprise, la porte est verrouillée. Une inspection autour de la maison lui permet de constater qu’il y a du bois et du mazout. Il enjambe la pile de bois sans difficulté pour atteindre la petite fenêtre. Il l’ouvre aisément et traverse le dormant un peu étroit. Heureusement qu’il ne fait pas d’embonpoint. Il se retrouve dans une pièce exigüe, les deux pieds dans la baignoire. Il referme aussitôt la fenêtre en prenant soin de la verrouiller et mettre le loquet de sureté. On n’est jamais trop prudent se dit-il. L’intérieur lui révèle une pièce unique, de taille convenable avec une vue d’ensemble. Un poêle à combustion dans un coin le tiendra au chaud. L’endroit est encrassé, mais un bon nettoyage le rendra acceptable. Satisfait, il se permet un relâchement. Un petit rictus naturel prend forme et ses muscles se décontractent. Il se réjouit d’avoir eu cette idée, car jamais personne ne viendra dans les parages avant quelques mois. Il insère prudemment le flingue et l’enveloppe entre le matelas et le sommier. Il a une seule envie, se mettre au lit et dormir. Sans prendre la peine de se dévêtir, il s’allonge sur le lit et se couvre du vieux plaid suspendu au crochet près de la porte. Il s’endort aussitôt.

La nuit s’avère courte et embrouillée. Éric n’a dormi que d’un sommeil trouble malgré la fatigue du long trajet et le faux élan de confiance qu’il s’est permis. La méconnaissance et le silence inhabituel des lieux l’ont déboussolé. Sans parler de l’inquiétude pour la suite des choses. Comment a-t-il pu se retrouver dans cette situation ? Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Comment se sortir de ce bourbier ?

Éric n’a jamais eu de succès auprès des femmes. D’abord, sa première conquête de l’université l’avait largué pour son meilleur ami. Cela venait de marquer la fin simultanée de deux relations. La perte d’amitié avait été plus difficile à encaisser. Il en a souffert et s’est refermé à toute forme de camaraderie.

Sa relation suivante fut encore plus regrettable. Il s’était épris de la miroitante Anne-Sophie, commis-comptable avec qui il négociait quotidiennement. C’était une bombe fascinante mais à retardement comme il l’a vite appris. Au début, elle était pétillante et Éric appréciait son impulsivité, si contraire à son tempérament. Anne-Sophie avait su assouvir tous ses désirs. C’était une bête instable et affamée qui vous faisait sans cesse monter au 7e ciel. Cependant, son hypersensibilité venait tout gâcher. Si bien qu’il mit seulement quelques mois à se rendre compte de ses fluctuations extrêmes de l’humeur et qu’au final, elle était borderline. Envers et contre tout, il a mis deux ans à sortir de cette relation toxique. Quelle erreur ! Il s’est amouraché de la mauvaise personne dans un cadre professionnel ; le pire contexte. Il avait alors quitté son poste laissant tout derrière, incluant cette godiche. Voilà encore une bonne démonstration des pièges de la socialisation.

Évidemment, ses échecs amoureux l’ont rendu réfractaire aux femmes, et par des moyens indirects, méfiants des hommes. Éric a d’ailleurs peu d’amis, pour ne pas dire aucun. En revanche, il a l’intelligence des affaires, ce qui lui a permis d’accéder à des postes convoités. C’est avec les femmes qu’il vivait en mauvaise intelligence. À chaque fois, tout tournait au vinaigre. Certes, il a bien eu quelques histoires d’un soir mais jamais plus de rapports à long terme… sauf avec cette dernière, cette bécasse, cette sotte. Il aurait dû savoir ! « Il ne faut jamais se fier à la couverture d’un livre » dit-on. Le voilà maintenant embarrassé d’un sérieux problème. Il a beau réfléchir à des solutions, la seule plausible est de tenir « le problème » hors de portée et de déguerpir. La lutte ou la fuite ? Éric est devenu maître dans l’art de l’évitement.

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