Ma grand mère Françoise Bouvier est née le 2 septembre 1936. Ses parents Marguerite et Maurice étaient des précurseurs. Ils militaient pour les droits et libertés des femmes bien avant que ces valeurs ne soient populaires.

Grand-maman a été une femme libérée à l’époque où les seuls horizons d’avenir pour les femmes étaient le mariage et la maternité. Grâce à l’ouverture d’esprit de ses parents, elle est allée à l’université et a fait des études en médecine. Bien entendu son parcours a été semé d’embûches. Les femmes étaient confinées au rôle d’infirmières à l’époque. Elles étaient les faire-valoir des médecins.

Elle a dû travailler deux fois plus fort que ses collègues masculins qui voyaient en elle une intrusion dans un monde réservé aux hommes. Heureusement c’était une une femme têtue dotée d’un caractère fort. Rien ni personne n’aurait pu la décourager. Elle effrayait les hommes par son intelligence et ses idées progressistes. Pas question pour elle de rester à la maison si elle se mariait ou d’obéir à son mari. Les jeunes hommes la fuyait. Il lui était difficile de se trouver un prétendant. Elle a longtemps crû que c’était le prix à payer pour rester maitresse de son destin.

Pourtant elle a eu la chance de croiser le chemin de Léo Lévesque médecin lui-même. Bien que plus âgé qu’elle, il voyait d’un oeil favorable l’arrivée des femmes sur le marché du travail et ce dans tous les domaines. Il comprenait leur besoin d’émancipation.

Ils se sont mariés le 8 juillet 1963. De ce mariage est né ma mère Diane.

Malgré le fait que ma grand-mère travaillait à l’extérieur et que s’était très mal vu à l’époque, ma mère eu une très belle enfance. Comme ses parents avaient des horaires atypiques, maman a eu une nourrice à domicile jusqu’à ses six ans. Elle a fait ses études comme pensionnaire au collège français de Montréal dès sa première année de primaire. Maman a adoré être pensionnaire. Lorsqu’elle parlait de cette période de sa vie elle avait des étoiles dans les yeux.

« Mes années de pensionnat ont été merveilleuses. J’avais l’impression d’appartenir à une belle grande famille, moi qui avait toujours désiré des soeurs et des frères. » disait-elle.

Ses parents auraient bien aimé qu’elle suive leurs traces et qu’elle devienne médecin comme eux. Mais ma mère était attirée par le droit. C’est d’ailleurs pendant son stage chez Lavergne & Lavergne Avocats , qu’elle avait fait la rencontre de Richard Poulin.

Elle aimait raconter que ce fut un coup de foudre réciproque. Ils décidèrent de se marier le 4 mai 1987 . Dire que mes grands-parents étaient d’accord serait mentir. Ils trouvaient le couple trop jeunes surtout qu’ils étaient encore stagiaires tous les deux. Maman et papa eurent gain de cause parce que l’amour est plus fort que la police! disaient-ils en riant.

Maryse et Emmanuelle avaient 13 et 11 ans à ma naissance. J’étais ce qu’on appelait à l’époque, « un accident. »

« C’est vrai que tu n’étais pas planifiée mais nous t’avons toujours désiré dès le début disaient mes parents.» D’ailleurs pour taquiner ma mère, mon père disait qu’il voulait m’appeler Désirée. Heureusement pour moi, on m’a baptisée Noémie.

J’avais 6 ans au moment de l’effondrement du viaduc de la Concorde à Laval le 30 septembre 2006. Grand-maman nous surveillait pendant que mes parents étaient partis magasiner pour un nouveau mobilier de salon. C’est vers 12:30 qu’a eu lieu la terrible tragédie. En s’effondrant la structure a écrasé 2 voitures qui circulait en dessous, tuant sur le coup leurs 5 occupants. Malheureusement mes parents étaient parmi eux. C’est ainsi que nous sommes devenues orphelines mes soeurs et moi.

Malgré ses 68 ans bien sonnés, Grand-maman a demandé notre garde. Elle était veuve depuis peu au moment du terrible accident. J’ose à peine imaginer la douleur de perdre son mari et sa fille unique dans la même année. Malgré tout, elle a assumé la tâche de nous prendre sous son aile. Avec le recul je pense que malgré le travail et la grosse responsabilité qu’elle a dû assumer nous avons contribué à guérir sa peine . Elle disait que c’était un arrangement gagnant-gagnant. Nous n’avons jamais eu l’impression d’être un fardeau pour elle.

Grand-maman était une femme aisée. Elle avait reçue un large héritage de ses parents et l’assurance vie de grand-papa était généreuse. Heureusement pour nous car en tant que jeunes parents élevant leur famille, mon père et ma mère n’avaient pas d’héritage à nous léguer.

Comme de raison ma grand-mère a insisté pour que ses trois petites-filles aillent à l’université..

Les filles je vous aime trop pour vous laisser perdre votre temps, les études avant, les loisirs après. Quand Dieu nous donne du talent c’est péché de ne pas l’exploiter disait-elle.

Mes soeurs ont toujours été des passionnées. La grande force de ma soeur Maryse se sont les chiffres. Enfant rien ne lui faisait plus plaisir que le calcul mental. Elle avait des années lumières d’avance sur les élèves de sa classe. Selon elle, c’est un don.

Je n’ai pas de mérite on dirait que je suis programmée comme une calculatrice. Dès qu’arrivent les données , la réponse arrive d’elle même, disait-elle.

Quant à Emmanuelle depuis son plus jeune âge elle s’extasiait devant les immeubles qu’ils soient nouveaux ou anciens . Elle était intarissable sur le sujet. Elle nous parlait de la conception et de la vision probable de l’architecte. Elle a toujours su qu’elle deviendrait architecte.

Moi ma passion a tardé à faire surface. J’étais douée pour beaucoup de choses mais aucun vrai talent. Je me cherchais.

Mes soeurs ont compris très jeunes quelle profession elles feraient dans la vie. Moi je semble n’avoir aucune passion ou talent précis. Comment je vais faire pour savoir dans quel domaine étudier? demandais-je souvent à grand -maman

Ne t’inquiète pas Noémie tu vas trouver ta passion, répondait-elle.

Le 12 septembre 2018, sans souffrir, sans faire de bruit, le coeur usé de ma grand-mère a tout simplement cessé de battre. Elle s’apprêtait à se coucher et en enlevant son couvre-lit elle est tombée. Apparemment elle était morte avant même d’atteindre le sol .

Quoique nous étions tristes, nous trouvions qu’elle avait eu une belle vie bien remplie et une belle fin de vie. Elle avait toujours été forte et très indépendante. Sa plus grande crainte était de perdre son autonomie et de devoir quitter sa maison. Et Dieu merci ça lui a été épargné.

Il y a des moments qu’on ne peut jamais oublier. Chaque détail semble gravé dans le bronze. Si je vous demandais où étiez vous le 11 septembre 2001? Je parie que vous pourriez me citer exactement vos faits et gestes. Il en est ainsi pour moi lorsque je repense au 4 octobre 2018.

Je me revois comme si j’y étais. Le rendez- vous était à 13:00 dans l’étude du notaire Alphonse Lacaille . Maitre Lacaille était un amie d’enfance de ma grand-mère. D’aussi loin que je me souvienne il a fait partie de nos vies. C’était toujours un plaisir quand il nous rendait visite . Il nous apportait des surprises et s’amusait à nous faire rire.

Mais en ce 4 octobre l’atmosphère n’était pas à la fête. C’était le jour de l’ouverture du testament de grand-maman. Solennellement Maitre Lacaille a commencé sa lecture « Moi Françoise Bouvier saine de corps et d’esprits je lègue à ma perite-fille Maryse Poulin la totalité de mon argent ce qui englobe tous mes placements. À ma petite-fille Emmanuelle Poulin je lègue tous mes biens immobiliers sauf le studio de la rue St Denis. À ma petite-fille Noémie Poulin je lègue mon studio de la rue St Denis ainsi que mon stylo Mont Blanc, il a beaucoup de vécu mais sa valeur n’en est que plus grande à mes yeux.

Il y a eu un moment de stupeur et d’incompréhension général, je l’avoue. Nous savions toutes que grand-maman aimait chacune de nous, alors pourquoi une telle disparité?

Maitre Lacaille ne pouvait rien faire que d’appliquer les dernières volontés de sa cliente. Il semblait aussi abasourdi que nous. Il nous expliqua que les procédures commenceraient le jour même et qu’il serait en mesure de conclure le partage des biens dans les semaines qui suivraient. Ensuite il me remit la boite de cuir patinée par les années d’usure dans laquelle était le Mont Blanc de ma grand-mère. Il me fallu un courage énorme pour ne pas éclater en sanglots devant ce que je considérais comme une très grande injustice. Mes soeurs m’assurèrent qu’elles partageraient avec moi. Mais je n’étais pas dans l’état d’esprit nécessaire pour les écouter.

De retour à la maison, je me suis effondrée. J’étais subjuguée par la peine et la colère. J’avais tellement de questionnement. Je n’arrivais pas à comprendre ce que j’avais pu faire à grand-maman pour lui déplaire et mériter pour ainsi dire d’être déshéritée.