Cinq minutes, puis dix… le temps passe, marqué seulement par le bruit des respirations, sans qu’un mot ne soit échangé.

-Si tu as quelque chose à me dire, il est temps que tu t’y mettes, dit Juliette en faisant mine de se lever.

-Assieds-toi ma fille, il me faut rassembler mes idées

Juliette foudroie Louis du regard.

-Ne m’appelle pas ma fille, c’est un affront que tu me fais. Je ne suis plus ta fille sinon dans mes lointains souvenirs. Alors tu te confesses oui ou non?

Le ton cassant de Juliette lui fait l’effet d’une gifle.

-L’année précédent tes 18 ans, j’ai fait quelques découvertes sur la vie mais avant tout, sur moi-même. La venue de la soixantaine, pour un homme, est un passage difficile qui apporte son lot de questions ainsi qu’un sentiment d’urgence à trouver des réponses.

-J’ai toujours cru que la responsable de tous les maux masculins était la quarantaine, lui lance Juliette d’un ton sarcastique. Même à ce niveau tu as foiré, c’est triste.

Louis est de plus en plus préoccupé par l’attitude de sa fille. Suis-je vraiment le responsable de sa hargne? Bien qu’il comprenne en partie son désarroi de le retrouver après tant d’années, il ne s’était jamais imaginé une réaction aussi démesurée, à l’évidence, un mélange de rancœur et de tristesse à la suite de l’abandon qu’il lui avait imposé. Mais cette charge à fond de train, ça, il ne s’y était pas préparé. Le mot qui lui vient à l’esprit pour décrire l’attitude de Juliette, c’est la haine. Elle ne m’en veut pas, ce à quoi il s’était attendu, non, elle me hait. Tant l’adolescente qu’elle a été que la femme qu’elle est devenue font alliance pour me détester. Il est sidéré et hésite à poursuivre la conversation, bien que conscient de ne pouvoir y échapper. Il doit se libérer de son fardeau, de cette culpabilité qu’il a tant bien que mal réussi à balayer sous le tapis pendant 16 ans. Mais, depuis l’an dernier, elle revient le hanter, lui couper le sommeil, l’empêcher d’être heureux telle une plaie gangréneuse qui ne guérira jamais. Il sait que l’amputation est le seul traitement. Drastique, douloureux, irréversible, sans alternative, pas d’issue. Il le faut.

-Tu ne t’es jamais demandé pourquoi tu es fille unique?

-Non. C’est loin d’être une exclusivité, à ce que je sache. J’en connais plusieurs qui ne font pas de thérapie pour autant.

-Ta mère et moi n’étions pas… disons… bien assortis

-N’essaie surtout pas de lui faire porter le chapeau, je t’avertis Louis, sinon je mets fin à cette conversation maintenant et à jamais.

-Ce n’est pas ce que je veux dire… Ta mère n’est responsable de rien. Je te partage seulement un fait. Disons que nous avons formé un couple très platonique, sauf au début de notre union. Pourtant la beauté de ta mère m’avait subjugué au premier regard. Naturelle, respirant la santé et l’énergie… à cette époque, l’image même de la belle d’Ivory.

-Quoi? Une belle d’ivoire?

-Non d’Ivory. Bien sûr ça ne te dit rien. Une vielle publicité à la télé.

Louis esquisse un franc sourire. Juliette se tait, mais une faible lueur d’intérêt brille au fond de ses yeux. C’est mieux que rien, se dit-il. Il décide que c’est le moment propice avant qu’il ne soit trop tard. D’un ton hésitant d’abord, il bute sur les mots même les plus simples, il entreprend de lui raconter sa vie, son autre vie, celle qu’elle ne connaît pas. Une fois lancé, il est incapable d’endiguer le flot de paroles qui se bousculent à la sortie. Il lui parle de beauté, de découverte, d’acceptation de soi, de quête du bonheur. Sans se soucier de la chronologie des événements, en vrac, il discourt pour Juliette dans l’objectif de la convaincre (et de se convaincre) de la légitimité de ses décisions passées.

Juliette ne dit mot. Elle reçoit, tente d’assimiler toute l’information, de trouver une cohérence dans ces propos décousus, presque confus. Elle a connu un Louis, certes plus jeune, beaucoup moins expansif. Un père plutôt discret, rien à voir avec l’être verbomoteur assis à ses côtés. Une image lui revient. Celle de ses parents installés sur le vieux canapé du salon, l’équivalent d’une place libre entre les deux, regardant la télé en silence. Soir après soir, la même image s’impose à sa mémoire. Elle tente désespérément d’entendre l’éclat d’un fou rire partagé, d’être le témoin involontaire d’une conversation complice… rien. Seuls des flashs, des instantanés en noir et blanc défilent dans sa tête, tristes témoins d’un échec amoureux.

Elle s’avoue maintenant ce qu’elle a toujours su. Son père est parti bien avant de les quitter. Elle peine à reconnaître en ce Louis nouveau genre celui qu’elle a connu jadis. Elle a besoin de savoir. Elle tente volontairement de le provoquer.

-Qu’essaies-tu de me dire Louis? Qu’un beau matin, tu t’es levé, foudroyé par une grande révélation "je n’aime plus Martine"? J’ai besoin d’aller voir ailleurs, de mettre du piquant dans ma vie, d’une autre compagne? Est-ce que c’est ce que je dois comprendre?

-Pas vraiment.

-Alors quoi? Tout ce charabia à propos de votre incompatibilité, de votre sexualité inexistante à maman et toi, de ton besoin de t’accepter, c’est dans quel but au juste?

Louis hésite, craignant le tsunami qui risque de suivre la secousse émotive qu’il s’apprête à provoquer.

-L’amour, Juliette, toujours l’amour. J’ai trouvé l’amour. Contrairement à ce que tu crois, je ne te parle pas d’une passade, d’un désir impulsif de changement. Je te parle d’amour.

- Je sais ce qu’est l’amour, Louis. Mais l’amour est rarement une raison pour laisser sa famille derrière pendant 17 ans. Maman aurait fini par accepter, j’en suis certaine, et moi, moi… j’aurais eu un père à qui parler. Rien n’est pire… plus immature… plus lâche… que disparaître. Tu aurais pu nous la présenter et garder contact, du moins avec moi. J’aurais peut-être même réussi à la trouver sympathique.

-Le…

-Quoi, le?

-J’aurais pu te le présenter. François, mon amour s’appelle François.

Louis sent le regard insistant de Juliette posé sur lui. Il anticipe la réplique cinglante de sa fille.

Pourtant Juliette est sans voix, ce qui est plutôt inhabituel dans son cas. Elle refuse de perdre le contrôle de ses émotions. Elle doit se ressaisir.

-Est-ce que j’ai bien entendu? J’imagine sans effort que François est passablement plus jeune que toi, exact? On ne peut quand même pas casser le moule à ce point. Martine et François. C’est ce qu’on peut appeler un pattern, non? À part le sexe, bien sûr.

-Tu es dans l’erreur Juliette. François a pratiquement le même âge que moi. C’est mon alter ego. Avant de le rencontrer, je n’avais jamais réalisé l’ampleur du vide en moi.

-Tu aurais quand même pu m’en parler au lieu de fuir. Nous ne sommes plus dans les années Duplessis, tu sais.

-Je te regarde aujourd’hui, heurtée par cette confidence. J’ose à peine imaginer ta réaction à 18 ans. L’ouverture à l’autre est trop souvent un vœu pieux quand il s’agit de ses proches. Avoir un père gay n’a jamais fait partie de tes rêves, j’en suis convaincu. Le plus difficile, c’est que peu importe la réaction que tu aurais eu à ce moment-là, je n’aurais pas remis ma décision en question. Je serais parti quand même.

-Très égoïste de ta part, Louis… tout à ton image. Mais pourquoi aujourd’hui? Qu’est ce que tu veux après tout ce temps?

Louis ne sait que répondre. Comment avouer que François est gravement malade et qu’il est mort de peur à l’idée de se retrouver seul face à l’ennemi. Comment oser dire qu’il a désesp érément besoin d’elle, de sa présence, après dix-sept années d’absence, qu’après tout ce qu’il a pu prétendre, pas une journée ne s’est passée sans qu’il lui parle en silence. Il ne sait pas comment, alors il se tait.

Juliette sonne le glas des retrouvailles. Elle ramasse ses affaires, fourre ses états d’âme dans son sac et se lève.

-C’est assez pour aujourd’hui. Je suis épuisée. Je dois prendre le temps de réfléchir à tout ça.

Louis se lève à son tour. Il lui tend un bout de papier. Pas besoin de le regarder. Juliette sait ce qui est écrit à l’endos, elle hésite, puis le glisse dans sa poche.

-Peut-être qu’un jour, tu auras envie de me faire signe, de poursuivre cette conversation. Tu sais, Juliette, la vie est rarement aussi linéaire qu’on le croit. Rien n’est tracé d’avance. Les coups du destin, bons ou mauvais, sont imprévisibles, il faut accepter, parfois, de perdre le contrôle.

-Salut, Louis…Je verrai pour la suite. Si j’ai envie de te revoir…

Mais Louis est déjà parti.

Juliette le regarde s’éloigner d’un pas mal assuré. Elle n’arrive pas à le quitter des yeux, incapable de dompter les sentiments qui l’habitent. Elle le voit descendre du trottoir, entreprendre sa traversée de la rue Bernard, puis s’envoler comme un pantin avant d’atterrir lourdement sur le capot d’une voiture dans un concert de cris, de klaxons et de crissements de pneus.