Wow OK! Ça, c’est beaucoup de questions. Gilles, tu es assez direct! Mais je comprends, en voyant ton regard Mathis, ce sont, certainement, des questionnements qui te chicotte. Pour commencer, c’est comme si ma vie a eu une fracture. Pour limiter le lien entre mon passé et mon présent, j’ai dû changer de nom. Avant je m’appelais Justine Desbiens.

Mathis a du mal à ravaler sa gorgée d’eau, il se retient pour ne pas la recracher. Ce qu’il appréhendait le plus se réalise et se matérialise en direct. Ses pensées déboulent en un temps record. Il pense à Magalie et sa foutue loi de l’attraction. Combien de fois lui a-t-elle répété :

L’univers connait qu’un seul mot; oui. Il faut savoir ce que tu lances dans l’univers parce que la réponse sera toujours oui. Exemple: Je ne voudrais pas qu’Evelyne Latendresse soit une auteure qui utilise un homonyme et qui est en fait une auteure à succès. L’univers va te répondre: oui. Tu comprends Mathis?
Oui, mais je ne veux pas ça.
L’univers te répond alors : oui

Mathis s’en veut d’avoir laissé tomber aux abimes cette conversation avec Magalie. Il aurait dû lui demander comment il aurait pu communiquer avec l’univers pour que ses plus grandes craintes ne deviennent pas réalité. Il ne sait pas s’il croit en cet univers que Magalie appelle son bon Dieu, qu’elle nomme l’univers pour les non croyants. Mais parfois, quand Magalie lui parle croissance personnelle, il devient troublé. Comme s’il devenait responsable de ses propres malheurs. Juste là, il peut s’imaginer l’entendre citer une de ses phrases préférées de l’existentialiste est un humaniste de Jean-Paul Sartre. Ça ressemble à: Le plus grand malheur de l’homme est qu’il est le seul responsable, de ce qu’il advienne de son être, peu importe la situation dans laquelle il se trouve. Reste que dans tous les cas, ici les résultantes sont parlantes. J'ai lancé ça dans l’univers de Magalie et là, je le reçois en pleine gueule, "vlan din dents" Mathis! C’est bien ce que tu auras voulu finalement.

Mathis, les yeux ronds, le visage rouge écarlate, est stoïque devant Evelyne. Celle-ci voit bien qu’il faut détendre l’atmosphère et sortir Mathis de son vortex. Elle lui dit :

Mais Mathis, n’ait pas peur, je ne mords pas. Et puis, Justine Desbiens, ce n’est plus moi. Je suis Evelyne Latendresse.

Mathis reprend sa respiration, il avait momentanément oublié d’oxygéner son cerveau.

Oui, oui, désolé. Je suis saisi par votre statut. D’ailleurs, je ne comprends pas ce que je fais ici dans le cas échéant.
Je comprends Mathis. Tu vois, l’auteure que j’étais n’est plus. Pour les lecteurs, les livres que j’ai écrits étaient des romans d’horreur qui leur ont semblé fictifs. Mais ces histoires macabres, je les ai réellement vécues. Pour moi, ces écritures étaient thérapeutiques dans la mesure où je devais les extérioriser, les mettre en mots pour les extirper de moi. Gilles et moi sommes des amis d’enfance, il m’a épaulé tout au long de ma vie. Pour moi, il est un peu un ange. C’est lui qui m’a suggéré d’écrire alors qu’il venait d’ouvrir sa maison d’édition.
Effectivement Evelyne! Ça allait de soi que je fusse là pour toi, voyons! Déjà, depuis le temps qu’on se connait, je t’aime comme une sœur. Et puis, je ne pouvais pas te laisser seule avec tout ce que tu avais vécu. Je me sentais tellement lâche et dépourvu de ne pas avoir agi plus pour vous protéger, toi, ta mère et tes sœurs. Je sais que ton père était puissant et horrible, mais reste que tout le voisinage, nous aurions dû agir. Mais tout le monde s’est mis la tête dans le sable et a laissé le pire arriver sous leurs yeux. Je me sens tellement coupable de n’avoir pu sauver tes sœurs, mais je remercie le ciel tous les jours d’être arrivé à temps pour toi. C’est en fait pour ça que j’ai appelé ma maison d’édition Deuxième chance, en pensant à toi.

Mathis chamboulé par ce qu’il apprend ne peut s’empêcher de dire promptement :

Attendez monsieur Latouche! Êtes-vous en train de dire que c’est vous, Louis, qui tue Maître Bouchard dans le dernier roman de Justine Desbiens?

Evelyne répond pour Gilles.

Oui et bien c’était de la légitime défense, je ne serais pas en vie s’il n’avait pas été là.

Mathis peine à croire ce qu’il entend. C’est horrible! Les gens ont lu ces livres pour se divertir. Pendant ce temps, une auteure tentait seulement de se libérer de ses vrais démons. Mathis a une drôle de réflexion impulsive. Il lance promptement à Evelyne :

Mais comment faites-vous! Je veux dire, vous êtes là, devant moi, souriante et pimpante malgré ces horreurs qui me donnent envie de pleurer.
Tu sais Mathis, l’encre a coulé sous les ponts depuis la fin des évènements qui datent de plus de 25 ans. Toi tu apprends la vérité maintenant alors que moi, ça fait longtemps que je travaille pour mettre ça derrière moi. C’est sûr que c’est difficile encore d’en parler aujourd’hui. J'appréhendais notre rencontre, parce que je savais que nous allions devoir mentionner mon passé. Mais je suis agréablement surprise de le sentir autrement aujourd’hui. Depuis ma thérapie à la psilocybine, c’est un peu comme si mon histoire s’est détachée de moi et est devenu le roman de quelqu’un d’autre. D’ailleurs Gilles, je ne t’en remercierai jamais assez de ce cadeau que tu m’as offert. Je ne me suis jamais senti aussi bien.
Je suis heureux que cela ait pu te libérer un peu. Quand j’ai entendu parler de ce type de traitement, j’ai tout de suite pensé à toi. Et puis, bien, j’ai aussi pensé à toi, Mathis. Je le vois bien que, depuis le décès de ton grand-père, tu n’es plus le même. Je me suis dit, tant qu’à vous jumeler, aussi bien vous faire la même offre.

Excitée, Evelyne demande à Mathis d’une voix haute :

Oh! Toi aussi tu as fait la thérapie? Et puis c’était comment?

Mathis, gêné par cet excès de zèle, baisse la tête et répond comme pour qu’on ne l’entende pas :

Je n’y suis pas allé.

Evelyne, toujours excitée par son expérience s’exprime à nouveau;

Oh, mais, tu devrais y aller! Mon dieu tout le monde devrait vivre ça au moins une fois dans sa vie.

Sentant l’inconfort de Mathis, Gilles les ramena à la raison de leur rencontre. Il leur expliqua pourquoi il avait décidé de les matcher. Par le passé, Evelyne écrivait des choses qu’elle avait vécues, des choses tangibles pour elle. Elle a excellé à coucher sur papier sa vérité. Maintenant qu’elle tente d’inventer des histoires, c’est tout autre. Ça s’en va dans tous les sens, il manque un filon. Mathis, lui, avait écrit un roman d’un imaginaire débordant avec du suspense et de l’aventure. Un vrai “page turner”. Maintenant, il a transposé son personnage en lui-même. Il nous raconte à quelle heure son cadran sonne et qu’il regarde passer la vie des gens en sirotant un café dans une boulangerie de quartier. Evelyne manque d’aventures et Mathis manque de mordant. C’est devenu d’une évidence qu’ils se complètent. Le jeune avec la vie devant lui et la maturité d’un vécu, mais un nouveau jour devant. Gilles termine ses explications sur un ton sémillant :

Voilà! Vous allez nous faire une belle histoire!

Mathis bafouille encore;

Mais, mais, je ne sais pas! Je ne comprends pas comment je pourrais être à la hauteur de...

Evelyne le coupe illico sur sa lancée.

Mathis, ne vois-tu pas la chance que nous avons? Ne vois-tu pas cette deuxième chance? Nous n’avons pas excellé à notre dernier tir, Gilles nous offre une solution. Penses-tu que dans une autre maison d’édition nous aurions ce type d’opportunité?

Gilles toussaille :

Pour être honnête, je voulais surtout aider ma bonne amie. À chaque fois que je me suis demandé comment. Mathis, ton visage m’apparaissait. J’ai bien essayé de trouver une autre solution. Mais cette vision de toi clignotait toujours. Et puis, il y avait aussi la question: qu’allais-je faire de toi, mon jeune poulain prodige? Même chose de ce côté, c’était Evelyne qui clignotait dans ma tête. Et pour être bien honnête avec vous, quand j’ai ce genre de vision, je sais que ça va changer le monde.

Evelyne regarde Mathis et s’avance pour le convaincre en le courtisant :

Mathis, je crois que j’ai besoin de toi, mais je crois aussi que je peux t’apporter. Ce n’est pas une compétition ici, c’est une collaboration. En tant qu’Evelyne, je n’ai jamais rien écrit de bon. Je ne sais pas quoi faire d’autre que d’écrire, mais je ne sais plus comment. Je comprends que tu puisses être impressionnée par mon passé, mais toi aussi tu as du talent. Ta plume peut aussi être intimidante si on se compare. Et puis, je suis personnellement emballée par la possibilité de travailler avec toi. Veux-tu emboiter le pas dans ce chemin avec moi? Veux-tu m’aider à retrouver le sens des mots et des histoires?

Mathis est encore dubitatif, son air semble impassible et triste. Il est encore parti dans sa tête. C’est à ce moment qu’Evelyne s’approche et dépose une main réconfortante sur la cuisse de Mathis et lui demande en le regardant droit dans les yeux.

Mathis, de quoi as-tu peur?