La tâche est ardue pour Nacha, mais elle s’applique.

Deux petites marmottes se sont laisser piéger cette nuit. Pour trois invités, on ne sacrifie pas une chèvre, surtout au printemps, lorsque le lait est abondant. Ce sera un faux boodog dit Oshin, pas de chèvre cette fois. Nacha découpe le civet des marmottes et les place dans le chaudron en fonte. Pas de temps de faire chauffer les pierres non plus, dit-elle. Que va dire notre mère ?

Notre mère nous a dit de faire à manger pour les invités, alors on obéit. Oshin pousse sa sœur loin du poêle, pour y placer quelques buchettes. Va me chercher de l’eau au lieu de paresser !

Des pas s’approchent de la yourte. La jeune femme voit la silhouette du Dr Lewis se profiler dans la lumière de la porte et traverser le seuil d’un pas ferme. Elle se précipite vers la grande femme maigre aux longs cheveux blancs ramassés en un chignon bouillonnant tenu par une aiguille de métal.

Emch Lewis !

Ma chère Oshin ! La dame lui caresse les cheveux et la regarde fièrement en l’écartant d’elle. Tu sembles te porter à merveille, l’hiver t’a réussi!

Oshin, timide et peu habituée à ces marques d’affection très australiennes, tourne dans le ragout auquel Nacha a discrètement ajouté une louche de beurre rance et le contenu d’une grosse cruche d’eau. Toutes deux virevoltent doucement autour du chaudron, attentives à la présence de Martha qui les observe avec amusement en riant discrètement.

Au loin, Paul et Alexander, à peine visibles, arpentent encore la petite vallée, accompagnés par un groupe de chiots bondissants.

Emch, je suis contente, tu n’as pas oublié qu’il faut traverser le pas de la porte sans hésiter...

Oui… sinon cela porte malheur, je n’ai pas oublié, non!

Oshin devra apprendre cette règle aux nouveaux venus, elle le sait en les regardant au loin. Ses yeux dorés se rabattent vers le sol, elle meurt d’envie de parler.

Emch Martha, que penses-tu de ces deux hommes? demande-t-elle, taraudée par la curiosité.
Qu’ont-ils de particulier à tes yeux, Oshin? Martha reste prudente, ignorant ce que sait ou a vu son interlocutrice.
Ils nous ont dit être cousins, mais je vois bien qu’ils n’agissent pas vraiment comme des cousins…
À quoi sais-tu cela?

Oshin rougit un instant.

Je crois que je les vus s’embrasser comme un homme et une femme, Emch.
C’est-à-dire? demande le médecin pour la taquiner.
Sur la bouche…
Ma belle Oshin, je crois que tu en sais plus que tu ne me le dis, n’est-ce pas? Dr Lewis prend Oshin par l’épaule et toutes deux se mettent à rire.

Le ragout commence à mijoter, un fumet se dégage subtilement dans l’habitat familial. Martha s’est assise dans l’espace des invités, en prenant garde de ne pas s’étirer, même si elle est vaincue par la fatigue du voyage. Au fil du temps, elle a appris ces règles de vie étroitement reliées aux croyances ancestrales. On baille et on s’étire le matin en se réveillant, mais notre âme s’enfuit par les aisselles si on s’étire dans le jour. Elle s’est placée au nord-ouest, là où vont les invités. Oshin, perdue dans ses pensées, tourne distraitement dans le chaudron avec la cuiller en bois. Une petite mélodie s’échappe de ses lèvres. Nacha est sortie de la yourte sans bruit. Le père et la mère sont avec les chevreaux nouveaux nés dans le pâturage. Étourdies par la fatigue, la rêverie et l’odeur du repas à venir, les deux femmes profitent de ce moment de paix domestique précieux, lorsqu’un vacarme et des cris les sortent de cette torpeur. Elles distinguent des voix d’homme et un bruit de course dans la boue qui entoure le ger.

Soudain, un des deux hôtes canadiens fait irruption dans la tente, haletant. Son compagnon le suivant de près, trébuche dans le seuil et culbute maladroitement dans l’espace réservé aux femmes.

Le bouc, le bouc s’est échappé de l’enclos ! hurle l’un des deux canadiens.

Et Oshin voit l’animal piétiner le sol, toutes cornes dressées à deux pieds de la porte.

Essouflés, mi riant, mi pleurant Paul et Alexander se redressent en titubant devant les deux femmes impassibles.

Pas de mal? murmure Martha en aidant Paul à se relever.

Le grand moustachu replace délicatement son survêtement de Gore Tex au-dessus de son pantalon ultra léger : non Martha tout va bien !

Alexander, plus corpulent se remet sur ses jambes avec plus de difficulté et lâche un grand rire tonitruant : on a eu chaud ! Par pitié libérez-nous de ce monstre!

Oshin, elle, est pétrifiée. Voyant le pauvre homme allongé sur le seuil, elle pense immédiatement à son obligation de réparer cette erreur absolue. On n’approche jamais du campement en courant, car les chiens détestent cela. Et trébucher en franchissant le seuil est de mauvais augure.

Comment expliquer à ce gentil étranger, notre hôte, que ce qu’il vient de faire est une menace pour lui et pour nous ?