Madeleine prend un air concentré et replonge dans ses souvenirs avec une cohérence étonnante. Fanny et Alexandre l’écoutent sans l’interrompre.

- On est à l’automne ’70. Je me souviens parce c’est à peu près en même temps que Manon a commencé ses frasques. Elle a d’ailleurs connu ses pires épisodes presqu’à chaque automne, comme si son corps tiltait à cette période de l’année. Au début, ils ont mis ça sur le dos de l’adolescence mais on voyait bien qu’elle vivait des montagnes russes et que les fils se touchaient. Lucie s’inquiétait mais René était trop accaparé par son projet et son seul désir d’offrir la possibilité à Lucie d’avoir un autre enfant. Contrairement aux apparences, il n’était pas indifférent à l’état de Manon, et consciemment, il orchestrait le premier acte pour ce qui allait suivre. Dans son idéal, ces bébés « fabriqués » seraient parfaits, des enfants sans faille à la nature éternelle. C’est de là qu’est né le nom Éternalys. Un peu utopique. René avait cette tendance à la démesure, c’était le visionnaire de la famille. C’est à se demander si ce n’était pas sa maladie qui le rendait excessif sachant que sa condition allait dégénérer. Il a conçu le plan, avec aveuglement. Avec l’aide d’Alain, qui avait une idéologie scientifique que je trouvais compromettante, pour ne pas dire risque-tout, ils ont planché sur un concept qu’ils qualifiaient de révolutionnaire mais totalement clandestin. Nous n’entendions que quelques brèches de temps à autre, et c’est bien parce que j’étais la soeur de Lucie. Tout était secret. Ils ont mis des longs mois, peut-être même jusqu’à deux ans si ma mémoire est toujours bonne, à mettre la première expérience en branle. Quand ce fut le coup d’envoi, il y avait un médecin surexcité de l’autre bout du monde qui s’était joint à eux, ainsi que ton oncle Pierre, et Norbert, le grand ami de René. Tu te souviens du beau « Bébert » ?

- Fanny répond un « oui » timide retenant que la question s’adressait à elle, Alexandre n’étant pas encore né. Elle avait la bouche sèche d’apprendre cette révélation mais resta de glace. Tante Madeleine aurait été estomaquée de savoir que Pierre est en fait le père de la Fanny qui se trouvait devant elle.

Madeleine enchaine :

- Bébert avait du foin dans ses bottes avec ses complexes funéraires et il a été le premier convaincu par le projet de son grand ami. Sans compter qu’il souhaitait, avec sa femme, avoir un enfant. Elle avait fait trois fausses couches successives, la dernière presque fatale. Son médecin lui avait alors déconseillé d’enfanter. Avec l’avisé Pierre à la barre du volet « finances», le trio a pu mettre en exécution leur projet. Je vous raconte cela de manière décousue, ça fait longtemps, vous m’arrêtez si je ne fais plus de sens.

Les deux hochent la tête en signe d’approbation. Elle prend une pause et poursuit :

- Je ne connais pas les détails des géniteurs ni du comment mais je me souviens que les choses se sont un peu compliquées à ce stade. J’ai cru comprendre que certains se sont désistés à la dernière minute. Ça brassé durant la sélection. Lucie avait les mains pleines avec Manon qui accumulait les épisodes psychotiques. Je sais que c’est à ce moment que sont « nés » les premiers bébés fécondés, quatre filles. René ne touchait pas la terre, c’était l’euphorie au sein d’Éternalys jusqu’à ce qu’on commence à observer des … comment dire … des anomalies. Pas d’apparences, les petites étaient toutes identiques et tellement adorables, mais c’était leur état de santé qui était instable.

Elle jette un coup d’oeil inquiet en direction de Fanny avant de continuer.

- La première petite fille est morte en très bas âge, d’une arythmie cardiaque. La crainte était que cette problématique ait une grande probabilité de se répéter au sein de cette couvée. Le trio Guérard a été ébranlé mais pas assez pour interrompre leurs expériences ce qui aurait été la chose à faire, à posteriori, notamment par manque de connaissances et d’habilitation. René était obsédé par la réussite et Alain croyait dur comme fer au potentiel. Selon lui, ce phénomène était le fruit d’une erreur chromosomique qu’on pourrait modifier assez facilement et recommencer l’expérience en gardant les mêmes géniteurs. Ce qu’ils firent plusieurs années plus tard. De celle-là, ont été conçus deux garçons. Le fils de Bébert, et… elle regarde tendrement Alexandre… et toi.

Voilà la confirmation ! Malgré les doutes qui ont nourri Alexandre, personne ne lui avait jusqu’alors avoué. Tante Madeleine met doucement sa main sur le bras d’Alexandre et continue son récit. Elle témoigna qu’à cette période, Manon semblait se relever de sa condition précaire des dernières années. Elle avait été internée, soignée dans les meilleures institutions, elle avait traversé thérapies après thérapies, et devant les signes de regain, tant d’estime que de sincérité, les psychiatres se sont entendus pour dire qu’elle avait besoin de se responsabiliser. Elle avait atteint la trentaine et fait preuve de courage et de résilience. Enfin, pour son équilibre, on avait convenu que ce bébé pouvait représenter une grâce pour elle.

Elle t’a donc été confié à partir des tes premiers mois de vie Alexandre, avec ta mamie Lucie qui compensait quand Manon ne pouvait remplir pleinement son rôle, ce qui arriva souvent. Je ne sais pas si tu en gardes de nombreux souvenirs. À l’adolescence, tu as commencé à éprouver des problèmes moteurs. Tu avais des douleurs lombaires et une rigidité au niveau des jambes, et pour faire une histoire courte, tu as subi plusieurs interventions et, comme tu le sais bien, tu t’es retrouvé avec deux hanches artificielles et un handicap à la jambe. Tu as la chance de ne pas avoir connu de problèmes cardiaques, cette défaillance a été réservée aux filles. Elle adresse un regard désolé à Fanny avant de conclure.

- Le Dr Andria a été dévasté quand les défaillances cardiaques se sont révélées mais il a eu la décence et le courage d’être transparent avec sa fille dès qu’elle fut en âge de comprendre. Ces deux-là sont liés comme des siamois. Le pauvre Dr Andria a évidemment une forte tendance à la surprotéger sachant qu’elle vit avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête. René de son côté a choisi le silence, et voulait garder un certain contrôle sur sa « progéniture expérimentale ». Il créa la Fondation avec un projet bidon de fertilité élective, c’est en fait la cryoconservation d’ovules. C’est très intéressant, j’ai beaucoup lu sur le sujet. Le nom de la Fondation Éternalys s’identifiait parfaitement à cette vocation, rendre les ovocytes « éternels ». Il encouragea Fanny à étudier en sciences et plus tard, à travailler dans le laboratoire. Plusieurs années après, il attira Alexandre au sein de la Fondation. Avec sa belle gueule et son charisme, il lui créa un poste au service des communications. Manon était au courant de tout, on lui demanda d’en garder le secret. C’était beaucoup lui demander, surtout dans son état. Elle a tenu parole mais je pense que ça l’a fragilisée et surtout aigrie. Elle a vécu sa vie dans une telle instabilité, rongée par l’amertume… j’ai beaucoup de sympathie pour elle. Malgré tous ses écarts, jamais, jusqu’à ce jour, elle n’a divulgué le secret et n’a cessé de monter la garde comme si sa vie en dépendait.

Madeleine semblait épuisée. Ce voyage au fond de ses souvenirs l’avait fatiguée. Alexandre et Fanny la remercièrent donc en lui promettant de revenir.

En direction de la voiture, Fanny et Alexandre marchent en silence. Les pièces s’alignent une à une. Ainsi, Fanny pourrait avoir subi un malaise cardiaque fatal en faisant son jogging. Aucune conclusion d’un acte criminel n’avait d’ailleurs abouti du rapport. Il est possible que la randonnée GR20 à laquelle elle avait été contrainte de ralentir s’était avérée trop ardue pour son cœur fragile. Manon voulait-elle protéger sa soeur quand elle a tenté de la rejoindre au parc le jour de sa mort ? Lors de son voyage en Corse, Fanny « Andria » l’avait-elle abordé à la Villa dans l’intention de la prévenir de sa condition fragile ? Et l’intrusion présumée de Manon dans l’appartement, était-ce pour détruire toutes les preuves possibles et ainsi tenir Alexandre loin de la vérité ?

Rien n’explique quel a été le but d’organiser ce rassemblement assez glauque, ni pourquoi les sujets avaient tous reçus le même nom. Il y a tant de questions qui sont et resteront “éternellement” sans réponse pourtant, en cet instant précis de la fin du mois de novembre 2023, alors que Manon vit son énième épisode psychotique, Fanny saisit la main d’Alexandre avec émotion et lui dit avec un certain effarement :

- Alexandre, nous sommes frère et sœur… mais je ne sais pour combien de temps.

FIN