- Au campement, Mater, on a besoin de toi! Il cracha une nouvelle fois, et Asmodée vit le sang rouge vif de Tarn filer dans le ruisseau. Elle garda le silence et respira profondément, habitée encore par l’énergie de la terre et de la fraicheur de l’eau. Tarn, le regard arrondi dans le sien, aussitôt apaisé et en écho, jeta sa tête en arrière et expira en entrouvrant légèrement la bouche.

Le silence. En dehors du temps et de l’espace. Le silence dans le recueillement.

Tarn reprit moins avidement :

- Ils sont venus. Ils sont armés de pierres tranchantes et s’en sont servis contre les nôtres. Isora et Demitris ont les bras entaillés. Kal, en souhaitant défendre son fils, s’est entreposé et a un trou dans le torse. D’autres encore… Ils veulent notre eau, Mater! Ils sont secs et fissurés comme l’argile séchée au soleil d’été. Ils ne nous entendent pas. Leur corps, leur cœur, leur esprit semblent déshydratés. Leur cerveau s’est éteint comme leur âme. Ils ont muté.

- C’était prévisible, Tarn, répondit la vieille femme, tout en sérénité. On le savait depuis de nombreuses lunes. L’intuition, et celle collective d’autant plus, n’est pas vaine. Nous nous y préparions sans nommer cette réalité qui faisait unilatéralement surface dans l’inconscient collectif de notre groupe. On mettait le tout de côté pour ne pas nous perdre, pour ne pas nous noyer dans une anxiété inutile. Chacun de nous a déjà une solution, fait partie de la solution. Je reconnais ton courage, Tarn, d’avoir pris l’initiative de te rendre jusqu’à moi, d’avoir défié le danger d’être blessé ou même d’être mené vers ton autre vie. Merci. Dis-moi, où sont les nôtres dans l’instant?

- Ils sont dans la galerie souterraine, répondit Tarn, sentant toute la reconnaissance de la vieille femme sage le porter sans s’engouffrer pour autant dans la boursouflure de l’orgueil. Il avait appris cette humilité avec les Anciens. Il reprit : Ils ont transporté les blessés sous les habitations les plus à l’est. Ils ne nous ont pas vus plonger sous la terre, ils ne m’ont pas vu courir jusqu’à toi, à tout le moins pas sous ma forme humaine. Les non-humains ne les intéressent pas visiblement. Croient-ils encore que humains et non-humains sont complètement étrangers?

- Il se peut bien que oui, Tarn. Leur être s’est perdu, tu l’as dit toi-même. C’est d’ailleurs en grande partie ce qui les a menés jusqu’à cette ultime extrémité. Retournons au campement si tu veux bien. Ne prenons pas le moindre risque. Nous y arriverons ainsi plus rapidement pour soutenir les nôtres et surtout sains et saufs. Sois remercié Tarn par nos Ascendants, par les Anciens, par nos Puissances supérieures.

- Merci Mater, répondit Tarn en se courbant légèrement.

Et Tarn s’agenouilla. Asmodée fit de même à ses côtés. Ils ont fermé ensemble les yeux. Il y a eu de nouveau le silence. Et puis, l’eau du ruisseau a repris sa place, le vent s’est accroché dans les feuilles des grands chênes et a plié la cime des sapins, la terre a épousé leurs doigts.

Asmodée s’est levée la première, les genoux craquants. Tarn l’a secondée. Elle s’est enlignée dans la perspective du chemin et elle s’est mise en marche, d’abord doucement, puis de plus en plus vite. Elle a levé les bras vers le ciel, elle s’est donné l’élan nécessaire et s’est élevée. Ses ailes se sont déployées et dans un bruissement d’aile, elle a disparu.

Tarn l’a suivie quelques instants des yeux jusqu’à ce qu’elle se confonde avec l’espace. Il a étiré les bras devant lui, a plongé son cou dans ses épaules qui se sont arrondies et, en s’élançant vers le sable qui recouvrait le sol, il s’est faufilé entre les herbes.

Asmodée arriva peu avant lui au campement.