J’ai lu quelque part qu’il fallait se faire mystérieux pour plaire à une femme. Qu’il fallait la séduire avec subtilité, l’intriguer, la flatter mais pas trop, réussir à l’intéresser sans trop se dévoiler et s’intéresser à elle bien évidemment, mais là encore, avec finesse et intelligence. Etre poli, gentleman mais sans jamais être lourd ni avoir l’air affamé, savoir garder une distance réglementaire et tactique.

L’accent était mis sur le timing, l’absolue nécessité de prendre le temps, de savourer et d’analyser chaque étape. J’avais d’abord réussi la première d’entre elles : créer un lien.

Même infime, ce lien était capital d’après mes lectures sur le sujet. Un lien délicat qui reliait deux êtres et devenait un terrain de jeu, jusqu’au harponnage final.

L’article expliquait qu’entretenir le mystère et passer par des phases d’indifférence envers sa proie était capital pour atteindre son but.

Aussi ce soir, en croisant ma voisine en bas alors qu’elle rentrait avec ses enfants, j’avais décidé de la snober, la saluer à peine. Après le coup de la photo, ça la laisserait perplexe, perturbée à souhait. Je me faisait une joie de la façon dont je la rassurerai dès le lendemain peut être.

Je vivais dans cet immeuble depuis quelques années déjà.

Au succès de mon premier roman “Erothomas” il y a une dizaine d’années j’étais confiant et pensais que ma carrière d’écrivain allait enfin décoller. L’histoire d’une femme mariée à un homme qui ne la fait plus vibrer. Elle tombe alors tellement amoureuse de son collègue de travail qu’elle en perd la réalité. Elle s’imagine des sentiments qu’il n’a pas vraiment, mettant en danger leurs carrières et vie personnelles respectives. L’histoire était plutôt banale mais la tension sentimentale que j’avais réussi à y faire régner mêlée au décryptage des sentiments hyper précis en avait fait un best seller.

Un succès fulgurant, rapidement traduit en 3 langues ! Alors j’ai investi dans une grosse maison avec vue sur la mer, une grosse voiture et j ai mené la grande vie. Avoir un prêt n’était pas un problème…le rembourser aujourd’hui était très compliqué.

Mon deuxième roman qui voulait décortiquer le cœur de Sandrine, mon héroïne n’avait pas eu le succès escompté, ma troisième publication était passée complètement inaperçue.

Très vite j’avais du revendre voiture et maison, à perte bien sûr…

J’étais donc toujours endetté malgré cette revente, et quelques petites magouilles qui m’avaient causé plus de tort que de bien. J’avais plein d’idées en tête, toujours des projets que je ne cessais de proposer à mon éditeur, mais plus le temps passait plus je sentais que mon heure de gloire était définitivement derrière moi.

Grâce à un ami de l’époque (un des seuls qui croyait encore en ma plume peut être ?) qui avait des contacts dans l’immobilier, j’avais quand même pu me re loger décemment au huitième étage de cet immeuble pas trop mal situé en ville.

Étrange de revenir à une vie normale. J’ai vécu en Hermite les premiers temps dans ce petit appartement, me cachant presque et voyant le moins de monde possible. La honte peut être.

Mais il fallait bien acheter des vivres et descendre les poubelles. Les deux seules choses obligatoires me semblait il.

C’est justement dans le local poubelle que je l ai croisé la première fois. Notre local poubelle a de particulier qu’il sert aussi de ressourcerie. On peut y laisser des vêtements ou chaussures qu’on ne porte plus, mais aussi des objets, des rollers, une cafetière ou un vélo qui n’est plus à la bonne taille.

Les articles restent là un bon mois, puis la gardienne les transmet ensuite à une association s’ils n’ont pas trouvé preneurs dans l immeuble.

Sur le côté il y a une étagère pleine de livres, qui eux, tournent bien. Une bibliothèque participative.

Un jour j’y descends les miens… les trois, avec ma photo en quatrième de couverture.

Emma est là, avec son grand sourire.

Mon souvenir c’est qu’elle m’inonde de sa joie et de sa curiosité. Comme une grande claque d’enthousiasme que je prends en pleine face.

Oh mais incroyable ! vous êtes écrivain ?! oh j’adore !

Elle rayonne, le local poubelle devient un palais illuminé avec vue sur une plaine ensoleillée. Elle me pose des tonnes de questions à la fois et semble éblouie. Je souris.

J’apprends qu’elle lit “tout et n’importe quoi” , du moment que ça “l’emporte”

Je voudrais l’emporter moi, je voudrais qu’elle illumine ma vie comme elle illumine ce local poubelle.

Ensuite on s’est croisé encore car j’avais malencontreusement son courrier (j’ai délicatement forcé sa boite aux lettres) ou un colis. Une autre fois je lui ai demandé d’arroser mes plantes en mon absence (j’ai investi une fortune en plantes exotiques pour pouvoir lui demander ce service et me suis caché dans le placard de ma chambre à chacune de ses visites). Un jour elle m a dépanné d’un œuf ou de sucre à 21h-désolé-tout-est-fermé.

J’ai aidé son fils pour un devoir de français aussi. J’ai même relu et corrigé le CV de son mari, puis fait quelque business aussi avec lui, sans qu’elle le sache…

J’ai franchi une nouvelle étape ce jour là car elle a prononcé cette phrase magique “ça reste entre nous ok ? Pas sure qu’il apprécie que je demande votre aide, vous connaissez les hommes !?” Elle n’a jamais su je crois, que Pierre et moi étions en contact.

Mais ça y est ! On était en connivence ! On partageait un secret et on s’est échangé nos numéros, puis des petits messages de temps en temps. Rien de trop personnel. Un article sur le quartier, un bon plan activité pour les enfants, un potin de l immeuble, un dessin parfois…cette photo d’elle il y a quelques jours.

Croiser Emma est un ravissement.

Mais je l’ai vu ressortir à la hâte tout à l’heure et ça m’inquiète…Était elle vexée après l’épisode de la porte ? J’aurais du la suivre ….Ou alors c’est une dispute, j ai entendu le ton monter mais n’ai pas vu son mari rentrer encore, il rentre de moins en moins souvent il me semble et ne reste jamais plus d une ou deux nuits.

Mais c’est normal, vu notre business…