- …Ta mère prétend qu’y m’a choisi, et j’peux juste lui donner raison. Quand j’ai vu c’te livre-là sur la tablette bordélique de sa boutique, c’est vraiment comme si pu rien d’autre existait…

Camille avait déjà pris la décision qu’elle allait tout raconter à Éric. Elle avait besoin de confier le récit des évènements étranges qui lui étaient tombés dessus ces derniers jours, voire ces dernières semaines. Tout semblait tellement tiré par les cheveux qu’elle n’avait jamais osée s’en ouvrir à personne, jusqu’à ce qu’elle rencontre Éric. Elle avait vite compris l’étendue de son ouverture d’esprit dans la façon qu’il avait de regarder sa mère. On voyait qu’ils s’admiraient l’un l’autre dans la douceur qui caractérisait leurs échanges. Camille espérait vraiment qu’il serait en mesure de l’aider, c’est pourquoi elle avait fait le choix de tout lui conter depuis le début. Jules, le drame qui le lui a volé; ses voyages et les sombres péripéties qui les ont ponctués; Androgyne, qui l’avait conduite à la porte où la réalité s’était par deux fois estompée.

Tous ces évènements la ramenaient invariablement au livre. Pourquoi était-il tombé entre ses mains ? C’était en soi c’était un mystère qu’elle peinait à comprendre.

- Des fois, y faut accepter qu’on puisse pas tout comprendre, lui répond Éric après un petit silence qui lui indique qu’elle a terminé son récit. C’est une des premières leçons que ma mère m’a enseigné quand j’étais jeune. Quand on pense à tout c’qui s’passe dans le monde… Au final, on a seulement le contrôle sur c’que nous on fait, t’sé. Les gens qui cherchent trop à influencer les autres, les gens qui refusent d’accepter les différences parce qu’y pensent que leur propre système de croyances devrait s’appliquer au plus grand nombre, ce sont eux qui s’perdent les premiers. Y pensent avoir tout compris alors que leur lutte pour hiérarchiser les gens selon leur type, leur fonction, leur couleur ou leur richesse, démontre justement qu’y ont rien compris. Sauf qu’y sont pas capable de l’accepter, y’ont trop peur. Ils agissent dans la peur de la différence, s’élevant à la cime d’une pyramide qui peut juste les avantager, pour mieux marcher sur les choses et les êtres qu’y comprennent pas, jusqu’à les faire disparaitre. C’est ça, la lutte pour le pouvoir, et c’est toute la frange marginalisée des sociétés qui en paie le prix. Y pensent qu’en ayant toujours plus de pouvoir, y vont pouvoir faire rayonner leur propre vérité, forçant tout le monde à embrasser cette vérité qui n’est pas la leur, sans jamais comprendre qu’en réalité chaque individu est porteur de sa propre vérité, et que c’est pour cette raison qu’on ne peut pas tout comprendre, parce que personne peut tout voir ni tout vivre, c’est juste pas possible. Et c’est impératif qu’on accepte ce qu’on comprend pas. C’est ça, l’expérience humaine. C’est ça, qu’y est beau. Sachant ça, j’essaie de jamais me prendre la tête ni de changer le monde qui m’entoure, mais juste de m’adapter, pis d’aider. Malheureusement, c’est vraiment pas tout le monde qui en soit capable…

Tout en parlant, Éric regarde le centre-ville de Montréal qui pointe devant lui, au bas de la montagne, puisant dans les gratte-ciels, symboles urbains du pouvoir et du capitalisme, la force de forger son discours, un discours qui l’enflamme toujours plus chaque fois qu’il le laisse filtrer d’entre ses lèvres. Camille l’observe avec révérence. Elle prend la mesure de tout le charisme qui irradie d’Éric. Sa passion est communicative, et quand une larme a perlé dans l’œil d’Éric, une s’est aussitôt échappée de l’œil de Camille.

- Quand j’entends des histoires comme celle de Jules, continu Éric, j’ai envie de hurler. Y’a personne qui se lève un matin en se disant : « Tien, j’ai rien à faire aujourd’hui, je vais aller foutre la marde dans mon univers et dans celui des autres en changeant de sexe. »

- Non, ça, c’est sûr. Les récits des personnes trans sont unanimes. C’est une des expériences les plus traumatisantes vécues par un individu.

- Exact. C’est extrêmement mal vécu même par les personnes qui sont super bien entourés et supportés, imagine pour les autres qui ont pas c’te chance-là. Le jour où tu te rends compte que la chimie de ton cerveau ne fonctionne pas avec le corps dans lequel tu vis, tu fais face à la plus grande trahison qui soit. Accuser le coup, ça peut pas être facile, et ça peut surtout pas être un choix. Comme l’homosexualité, c’est pas un choix, seulement la façon que la chimie du cerveau s’est développée. Comme la couleur de la peau. C’est pas un choix personnel, mais le hasard qui fait que tu sois né de parents XYZ. Même les gens qui vivent ces différences-là ont de la misère à comprendre ce qui leur arrive. Comment quiconque qui ne vit pas ces bouleversements peuvent seulement prétendre pouvoir comprendre ?

- Justement. Y faut pas chercher à comprendre, juste à accepter, comme tu dis.

- Exact ! Ces personnes-là sont toutes aussi intelligentes que d’autres. Y sont humains, au même titre que tout le monde. Au-delà d’leur différence, c’est du monde qu’y ont tout autant à offrir, sinon plus, à la société. Faut arrêter d’les rabaisser, d’les rejeter. Faut arrêter d’les ignorer, pis de faire comme si y’étaient pas là. Faut apprendre à les écouter, et ouvrir la discussion avec tout ce beau monde-là.

- Pis y faut les respecter, aussi. Si une fille choisie de devenir garçon, ben c’est un garçon. C’est pu une fille. Me semble que c’pas compliqué, mais ma mère, par exemple, a jamais accepté ça. Elle continuait à appeler Jules par son deadname, à lui servir du ‘elle’ comme si sa vie en dépendait.

- Dans le fond, Jules voulait juste avoir la liberté d’exprimer qui il était, mais sa propre mère le lui a refusé. Le poids de son trauma était trop grand pour lui, pis y’a manqué de support pour trainer ça plus loin. Ta mère, ça a dû être la goutte qui a fait déborder son vase. Y’a surement eu des moments à l’école, dans les toilettes publiques, les vestiaires de gym, peut-être même au travail, où y’aura rencontré de la haine pure. Y’aura lu des propos transphobes sur Internet, peut-être même reçu des menaces de morts sur les réseaux sociaux. Quand le monde te cri que t’as pas le droit d’être toi-même… Je peux même pas imaginer à quel point ça doit faire mal, surtout quand c’est pas un choix.

- Jules en parlait jamais, même à moi. J’aurais tellement voulu l’aider plus…

- C’est ça, Camille, que te dit le livre. À la page qui décrit la manifestation dont t’a été témoin… Tien, c’est là : « L’ombre manifeste d’un choc émotionnel trop grand pour l’âme qui le subit. » La chaine de toutes les émotions négatives qu’il a vécue, jusqu’à son suicide, violence de toutes les violences… Ça a dû laisser une marque.

- Mais pourquoi c’est juste moi qui le voit ?

- Justement parce qu’il y a en toi le désir de l’aider. Au plus profond de toi-même, tu as toujours cherché à l’accompagner, et au plus profond de Jules, il devait rester ce maigre espoir que tu l’aides à traverser ses épreuves. J’suis sûr que c’est ça la clé, la connexion qui lie tous les éléments de ton histoire. Et je pense que le fait que tu as toi-même traversé de très dures épreuves donnent à ton âme la légitimité de l’accompagner dans sa libération ultime.

***

Éric et Camille sont de retour dans la maison d’Outremont. Raymond n’était pas encore rentré de l’université, ce qui était parfait. Moins d’explications à donner ainsi. Le livre rouge dans ses bras, Camille regarde la porte fermée de l’ancienne chambre de Jules. Éric remarque combien l’air ambiant est glacé malgré la chaleur étouffante de l’été et comprend que la situation est sérieuse et réelle. Non qu’il n’ait jamais douté de Camille, mais de constater la lourdeur de l’air, le silence surnaturel qui règne dans le couloir de la maison, la température anormalement froide qui picote ses bras nus, tout rend l’expérience plus tangible.

Camille prend un grand respire et ouvre la porte. Androgyne coure entre ses jambes et va s’installer sur le lit au centre de la pièce, lové entre deux oreillers, l’air de rien. Éric encourage Camille en plaçant une main ferme dans son dos, lui rappelant qu’il est avec elle jusqu’au bout. Ils entrent dans la pièce. Éric roule un coin du tapis jusque sous le lit pour libérer un espace propice à ce qu’ils préparent. Il dépose une grosse bougie, que Camille a récupéré au salon plus tôt, au centre du plancher dénudé. Il s’installe à genoux devant et intime Camille à faire pareil face à lui. Camille allume la bougie placée entre eux à l’aide d’une allumette. Éric remarque que la flamme n’émet aucune chaleur, ce qui confirme encore qu’il y avait tout lieu de croire le récit de Camille. Il sent l’importance du moment jusque dans son ventre, et prend la main libre de Camille entre les siennes comme pour lui faire comprendre qu’il est là pour elle, pour Jules.

Camille dépose le livre volumineux à côté d’elle et, juste au moment où elle vient pour l’ouvrir, une bourrasque en fait tourner les pages jusqu’à celle qui les concerne. L’illustration de l’ombre est telle qu’elle se rappelle l’avoir vue ici même, dans l’ancienne chambre de Jules. Sous l’illustration figuraient quelques notes qu’elle avait lues avec Éric sur la terrasse du belvédère du Mont-Royal, et sur la page suivante, les indications qui dictaient la marche à suivre pour ce qu’ils s’apprêtent à faire. « Non, que lui avait dit Éric, ce n’est pas tout à fait un exorcisme, puisque l’ombre n’habite aucun corps. » Il avait tellement l’air de s’y connaitre qu’elle n’avait même pas songé mettre en doute sa parole. À ce point-ci, plus rien ne semblait l’impressionner ni la troubler. Elle espérait juste libérer son frère, une bonne fois pour toute. Elle prend la deuxième main d’Éric dans la sienne, puis se lance :

- Jules, je sais que t’es ici, dit Camille en regardant Éric dans les yeux, l’air grave. Et je suis venu te dire que je m’excuse. Je veux que tu saches que je t’aime, comme je t’ai toujours aimé. Cette terre ne te mérite pas, et rester ici est inutile. Va chercher le bonheur là où tu mérites de l’trouver. »

Un frémissement se fait sentir dans l’air qui les entoure. Du coin de l’œil, Camille voit son chat regarder la porte du garde-robe, l’air de rien. Ses mains sont moites dans celles d’Éric, mais son contact la rassure trop pour les lâcher. Puis la porte, au fond de la pièce, s’ouvre tranquillement. Le sang de Camille se glace, mais une pression d’Éric lui rappelle combien il est important de garder en elle un sentiment de bienveillance. Le livre était très clair à ce sujet. Il n’était pas question de formules magiques ni de rituels douteux. Seulement d’exprimer sincèrement ce qu’on ressentait au plus profond envers l’ombre. L’émotion, l’énergie qui habitait Camille, c’était là la seule magie.

La flamme de la chandelle vacille une dernière fois avant de se tenir bien droite, sans un seul tremblement. « Je crois que Jules est présent », que chuchote Éric. Du regard, il lui fait signe de continuer.

- Jules, je te remercie du fond du cœur de ta présence. Mais c’est ma job de te protéger, pas l’inverse. Ton chemin sur cette terre est terminé. Va chercher le bonheur là où tu mérites de le trouver. »

Une nouvelle bourrasque se fait sentir dans la pièce, bien que la chandelle continue de pointer le ciel sans frémir. La lumière s’atténue, comme si un nuage sombre et chargé passait devant le soleil d’après-midi. Soudain, l’ombre noir est tout prêt d’eux. Une sorte d’éclair traverse l’espace, puis ce qui ressemble à des yeux se font voir au centre de la masse, des yeux que Camille reconnait aussitôt.

- Jules, je t’aime tellement, et t’aimerai toujours. Mais pour le moment, y faut se dire au revoir. Continu ton chemin, je sais au fond de moi qu’on va se retrouver, peu importe où c’que c’est. Vas-y, va chercher ton bonheur là où tu mérites de le trouver.

Les yeux au centre de la masse clignotent et s’embrouillent. Camille, le regard mouillé de larmes, lui lance un dernier « Je t’aime, mon frère. » Puis souffle la bougie devant elle. Au moment où la flamme s’éteint, un tourbillon de vent froid se fait sentir tout autour d’eux avant de s’estomper tout aussi subitement. La chaleur de l’été se fait de nouveau sentir et la lumière filtre normalement par la fenêtre de la chambre. Au fond d’elle-même, elle sent que c’est enfin terminé.

Dans un soupir, elle lâche les mains d’Éric pour essuyer les larmes qui ont coulées abondamment sur ses joues. Androgyne est venu se réfugier sur ses genoux, comme pour la consoler, une fois de plus. Mais Camille se sent étrangère dans cette chambre qui n’est pas la sienne. Elle se lève pour remettre le tapis en place.

- Tien, mais y’est rendu où, le livre ? qu’elle demande à Éric, l’air confus.

- J’imagine qu’il est simplement retourné là où y sera de nouveau utile..?

Peu surprise par sa réponse, elle hausse des épaules. Après tout ce qu’elle vient de vivre, il n’y avait plus grand-chose pour l’impressionner. Elle jette un dernier regard autour d’elle, prend Androgyne dans ses bras, puis quitte la chambre en prenant bien soin de fermer la porte derrière elle.

- Tu sais, j’aimerais vraiment inviter ta mère à souper, une bonne fois, dit Camille à Éric en lui prenant la main. J’me dois de la remercier, et pis je pense qu’elle s’entendrait bien avec mon père…