—Ludovic, tu divagues. Je ne sais pas ce que je dois faire pour te faire entendre raison

—C’est plutôt toi qui ne fais aucun effort pour comprendre

Depuis le matin, frère et sœur se querellent au sujet de Suzanne. Annabelle la trouve fort sympathique et n’approuve pas la soudaine méfiance de Ludovic. Peu après leur première rencontre qui s’était pourtant déroulée dans la cordialité, Ludovic avait subitement changé d’attitude. Il avait raconté à sa sœur qu’en fin de journée, alors qu’il sortait prendre l’air, il avait entendu Gregory interpeller Suzanne au sujet d’un dénommé monsieur Pierre Letendre de la Pension des Gens Heureux, ce dernier avait laissé un message pour demander à ce qu’elle communique avec lui dans les meilleurs délais. « Étrange », avait-il pensé à ce moment « Monsieur Letendre est notre prochain client, nous avons rendez-vous avec lui dans deux jours ». Suspicieux, Ludovic avait décidé de suivre Suzanne. Elle s’était retirée dans le petit salon connexe à la réception pour rendre son appel. Mine de rien, Ludovic avait pris une revue qui traînait sur une petite table, s’était installé dans un fauteuil non loin de celui où Suzanne était assise, avait ouvert la revue et avait fait mine de s’y intéresser. Son attention était toutefois entièrement occupée à l’entretien que sa voisine avait avec Pierre Letendre. Il n’avait saisi que quelques phrases, mais celles-ci suffirent à le convaincre que Suzanne faisait le commerce de denrées sucrées. Une fois son appel terminé, la jeune femme se leva sans se presser, fit deux pas, s’arrêta devant lui et tira doucement sur la revue qu’il tenait, la lui enleva délicatement des mains, c’est alors que Ludovic remarqua que celle-ci était à l’envers, Suzanne la remit à l’endroit et lui redonna avec un sourire, qu’il avait jugé narquois, puis il la regarda s’en aller en roulant les hanches comme le fait la houle à la surface de la mer les jours de grands vents. Depuis le comptoir de la réception, Gregory avait observé la scène avec une moue désapprobatrice.

***

Ludovic arpente la chambre d’Annabelle en maugréant

— Elle ne fait pas qu’acheter des cadeaux pour les enfants et petits-enfants d’Henriette, elle vend des sucreries maison, elle nous a jeté de la poudre aux yeux avec ses rubans et ses emballages

— Et pourquoi ne pourrait-elle pas faire les deux ? Quel mal y a-t-il qu’elle essaie de développer son commerce de confiserie ? c’est bien ce que nous faisons

— Elle nous fait concurrence, elle va nous souffler des clients

— Et si ce n’est pas elle, ce sera quelqu’un d’autre, tu n’y peux rien. En affaires il faut être stratégique. D’ailleurs pourquoi tu t’inquiètes, vendre tes Émeraudes dont l’excellence est légion dans le milieu de l’hôtellerie est pratiquement gagné d’avance

—C’est ce que tu crois. Aujourd’hui ce n’est plus la même chose que du temps de papa. Tout coûte plus cher, les clients sont de plus en plus frileux

—Ne sois pas si défaitiste, quand il le faut on trouve des solutions

Ludovic s’immobilise, fait un drôle de haussement d’épaules et se dirige vers la porte d’entrée sans cesser de marmonner

—Des solutions, des solutions…qu’est-ce que je peux faire si mon principal concurrent est une jolie femme qui excelle en relations humaines, a un charme fou, en plus d’être une formidable enjôleuse

—De qui parles-tu Ludovic, je n’ai pas très bien saisi

La question d’Annabelle reste sans réponse, elle s’empresse néanmoins de rappeler à son frère leur dîner avec Henriette et Suzanne le lendemain.

Ludovic ouvre la porte, s’arrête sur le palier, soupire en entendant les dernières paroles de sa sœur puis se dirige vers l’escalier pour descendre au rez-de-chaussée. En passant devant le comptoir de la réception, il remarque que Gregory feint d’être occupé « c’est aussi bien comme ça », pense-t-il « je ne suis pas d’humeur pour de petits échanges courtois ». Il sent un urgent besoin de sortir de l’auberge, il veut surtout éviter de tomber sur Suzanne. Pourtant son image obsédante le poursuit.

Il rentre tard ce soir-là, trouve une note glissée sous sa porte, il reconnait l’écriture d’Annabelle. Celle-ci lui laisse-savoir qu’elle sort au théâtre avec Gabriel, Normand, Gregory et…Suzanne, elle espère qu’il a réussi à se détendre un peu, qu’ils se verront au petit déjeuner et qu’elle lui racontera sa soirée. Ludovic est éreinté, il a marché pendant des heures. Il n’arrive pas à s’enlever de la tête que Suzanne manigance pour s’approprier une clientèle qui a été fidèle aux Émeraudes pendant des décennies. Étendu tout habillé sur son lit, il fixe le plafond. Dans sa chambre, les lumières sont éteintes, à part une lueur venant de l’extérieure et qui jette un faible éclairage sur le sofa en coin, la chambre baigne dans la noirceur. Le sommeil ne tarde pas à s’emparer Ludovic. Les préoccupations qui l’ont assaillie durant son errance reviennent le hanter. Il fait un cauchemar dans lequel il est entouré de gens qui le dévisagent, un d’eux a les traits de Gregory. Celui-ci lui a les yeux pleins de reproches, des yeux ronds et exorbités. Ludovic se réveille mal en point, il tremble dans ses vêtements, décide de les retirer pour enfiler son pyjama, une fois cela fait, quelque chose attire son attention. Quelqu’un est assis sur le sofa, une femme dont les lèvres bougent et semblent exprimer quelque chose sans qu’aucun son ne soit audible. « Léopoldine! » s’écrit-il en reconnaissant dans le corps flou sur le sofa celui de sa grand-mère. Celle-ci se lève et s’approche, la figure transcendante met un doigt vaporeux sur son cœur, Ludovic le sent battre à tout rompre dans sa poitrine. Il ferme les yeux, lorsqu’il les ouvre, Léopoldine a disparu, dans la pièce flotte un sentiment bienveillant et une voix toute proche lui murmure à l’oreille « tu es en amour ». Exténué, il se couche, tire sur lui la couverture en duvet, ses paupières se referment sur un rêve, agréable cette fois. La mer à perte de vue s’étend devant lui, le chant des vagues le berce tandis qu’au loin il aperçoit Suzanne. Elle avance vers lui, ses pieds sont nus et s’enfoncent légèrement dans le sable, ses hanches se balancent au rythme des vagues.