Antoine était complètement perdu dans ses pensées lorsqu’il sent l’émergence d’une présence quelque part devant lui. Lorsqu’il revint enfin des profondeurs de son esprit, et que ses yeux recouvrèrent une certaine clarté, Florence apparue devant lui. Il fut agréablement surpris par sa présence, et s’empressa de la saluer;

Bonjour Florence, tu m’as pris par surprise, je ne t’avais pas entendu approcher. C’est super gentil de me rendre visite, Julien n’est pas là?

Salut Antoine! Non Julien est occupé dans le grenier, comme pratiquement à chaque soirée dernièrement. Quelque chose semble l’obséder là-haut, mais je ne sais pas trop quoi. En revanche, je sens que je vais le savoir très bientôt. À propos cher voisin, ce n’est pas vraiment difficile de t’approcher, lui dit-elle d’un air entendu, tu es tellement loin dans tes pensées. D’ailleurs, tu sembles toujours pas mal préoccupé présentement, ou je me trompe?

Ben non perspicace voisine, tu ne te trompe pas. Pour être franc, c’est plutôt rare que quelque chose ne me préoccupe pas. Ma fuite ne semble pas trop les affecter.

C’est bien ce que je pensais! La semaine dernière, j’observais un homme bien agrippé à sa clôture, et il n’a jamais remarqué qu’à environ 200 pieds plus loin, sa voisine l’observait aussi. Qu’est-ce qu’il y a au travers des maillons de ta clôture qui te mettent tant à l’envers? Qu’est-ce qui te tracasse encore et toujours Antoine? As-tu envie d’en parler un peu avec ta voisine que tu connais encore bien peu?

J’ai juste envie de parler avec ma voisine dont la visite m’honore et me rend heureux, et que j’ai envie de connaître bien plus qu’elle le pense, même si ça ne parait pas beaucoup depuis mon arrivée dans le coin, je dois l’admettre. D’ailleurs ça devrait me faire le plus grand bien qu’une autre paire d’épaules se joignent aux miennes pour m’aider à supporter ce bien triste et lointain évènement. Mais attends-moi un instant, je vais aller chercher une autre chaise, tu ne vas pas rester debout comme ça éternellement, ça ne serait vraiment pas très poli. J’en ai sûrement une de cacher quelque part à l’intérieur. C’est juste qu’il faut que je la trouve. Je n’ai pas souvent de la visite tu comprends. J’en ai sûrement une de cacher dans un placard, ou fort probablement enfoui au sous-sol. Je reviens tout de suite. Lorsqu’Antoine retourna à l’intérieur, le regard expert de Florence n’eut aucun mal à constater, en percevant la pelouse négligée, la peinture des fenêtres et des murs extérieurs sérieusement écalés pour ce qui en restait, sans parler de la porte principale dont les belles années semblaient maintenant loin derrière elle, que cet endroit bénéficierait grandement, et ce sans l’ombre du moindre doute, d’une présence féminine. Il était plus que temps songea-t-elle, qu’une collègue aguerrie et déterminée prenne en main ce pseudo sans-abri, ainsi que sa tanière semi-abandonnée.

Antoine réapparu enfin avec une chaise pliante qui, à première vue, semblait aussi éprouvée que son propriétaire. Voilà Florence, tu n’auras pas besoin de t’asseoir par terre lui dit-il en riant. J’ai une bouteille de vin blanc déjà en route, je t’en sers un verre?

Bien sûr! Avec plaisir!
Tu es sûr qu’elle est solide ta chaise lui demanda-t-elle en blaguant plus ou moins?
Je pense que oui, mais on le saura bientôt, lorsque tu vas t’asseoir dedans! et ils s’esclaffèrent en coeur comme les deux meilleurs amis au monde. Après s’être confortablement installée dans la chaise qui fit honneur à Antoine en refusant de céder, Florence entreprit la discussion;
Écoute cher voisin, je ne voulais pas te déranger, si tu préfères rester seul et remette ça je…
Pas du tout Florence. Reste je t’en prie. Je suis sincèrement content que tu sois là. Et puis je crois que ça ne me fera pas de tort de parler à quelqu’un d’autre que moi-même. J’ai un faible pour la solitude, mais là j’ai la désagréable impression de glisser dans l’isolement, et ça ce n’est pas recommandé.
Qu’est-ce qui te tracasse donc au point de ne pas sentir ta voisine approcher?
Ah, c’était il y a bien longtemps cette fois. J’étais pas mal jeune, j’avais environ seize ans je crois, au beau milieu de l’adolescence. Je demeurais dans un bel endroit. La maison familiale était située devant une majestueuse rivière, avec de beaux champs cultivés derrière bordés par plusieurs sections de belles petites forêts, un peu comme ici. Mais c’était également un endroit très isolé, peu habité. Je n’avais qu’un seul ami de mon âge dans tout le secteur qui demeurait à exactement un mille de chez moi. Une bonne marche à l’aller comme au retour; tu peux me croire pour l’avoir fait tellement souvent. On s’ennuyait beaucoup tous les deux, surtout en été.
Et ce qui te tracasse, c’est quelque chose que tu regrettes d’avoir fait?
Oui, beaucoup. C’est même plus que ça. C’est quelque chose que je ne comprends pas avoir pu commettre tellement c’était absurde.
En autant que tu ne t’apprêtes pas à me révéler d’ancien meurtre, alors vas-y, je t’écoute.
Rassure-toi Florence, je n’ai jamais tué, ni tenter de tuer personne. Laisse-moi te raconter. Le jour de ses seize ans, pour son cadeau d’anniversaire, mon unique ami Gilles reçu une belle carabine de calibre 22. Un bel objet conçu exclusivement pour tuer, et qui, dans les mains d’un individu, le transformait automatiquement en tueur. Comme trop souvent cela nous arrivait, encore une fois on ne savait pas trop quoi faire de nos corps en cette magnifique journée de fin d’été, alors on a décidé d’aller trainer dans la forêt derrière, et voir comment on pourrait s’amuser avec la carabine bien chargée. Dès que nous y avons pénétré, nous nous sommes immédiatement transformés en dangereux prédateurs. Nous étions vraiment excités à la possibilité de tuer quelque chose, parce qu’un animal n’était rien d’autre à cette époque qu’une chose pour nous. Nous étions devenus des petits assassins amateurs sans même nous en être rendu compte. Inconscience totale. C’était une belle petite section de forêt joyeuse et lumineuse…avant notre intrusion mal venue. Il n’y avait pas de gros gibier on le savait, mais on voulait absolument tirer sur quelque chose. Ça nous démangeait intérieurement, je m’en rappelle très bien. On avançait très lentement, à l’affut d’une victime potentielle. Puis j’aperçu un peu plus loin devant, un petit suisse qui s’amusait follement dans l’herbe tout près d’un arbre. Tu sais comment ces adorables petits animaux peuvent avoir un plaisir fou à grimper, courir, arrêter d’un coup pour repartir aussitôt après. C’est exactement ce qu’il faisait. Il avait la joie de vivre, et il la vivait pleinement dans le moment présent…malheureusement pas pour longtemps. Il n’avait aucune conscience de la menace aveugle qui l’avait tout juste détecter dans son radar de névrosé. Il ne sentait pas l’ombre maléfique qui se déployait au dessus de lui. Il éprouvait tellement de plaisir à jouer en tous sens. Nous nous sommes immédiatement arrêtés, et nous sommes positionnés en mode attaque. Il était de dos à nous, il ne se doutait d’absolument rien, il s’amusait comme un fou. C’était une cible difficile, il fallait se concentrer. Il faudrait tirer au moment ou il commettrait l’erreur de s’immobiliser. C’est moi qui avait la carabine entre les mains. En marchant vers la forêt plus tôt, Gilles avait tiré une corneille au loin, et l’avait manquée. C’était maintenant à mon tour d’essayer de tuer quelque chose, et lorsqu’il s’immobilisa enfin, je tirai sans la moindre hésitation. Je vis le petit animal, si enjoué quelques secondes plus tôt, sursauté à peine, et ce fut tout. Je venais de le tuer sur le coup. Après l’immonde détonation, la forêt devint complètement silencieuse, envahie d’un silence livide et dégoutée par un crime aussi odieux, commis par deux êtres immatures et terriblement irresponsables, qui avaient par leur méprisable présence, violé un endroit sacré. Ils n’avaient même pas la capacité morale pour prendre conscience de l’acte ignoble qu’ils venaient de commettre. Mon ami Gilles jubilait; tu l’as eu! Tu l’as eu! On se croyait comme dans un jeu. Ensuite je m’approchai, vit la petite chose qui gisait là, inerte, et dont je venais de supprimer l’existence et…et…Antoine éclata en sanglots.
Florence, encore aujourd’hui, j’ai tellement honte d’avoir volé cette petite vie, si immense de gaieté et de bonheur. La scène réapparait quelquefois, et à chaque fois, je le vois courir…puis plus rien. Je sais bien que j’étais encore un être extrêmement primitif à cette époque de mon existence, mais j’ai toujours autant de peine et de honte chaque fois qu’il réapparait. J’ai tellement, tellement honte d’avoir pu commettre un geste aussi ignoble.
Florence colla sa chaise sur celle d’Antoine, enveloppa chaleureusement ses deux mains dans les siennes, et le regarda directement dans les yeux;

Et encore aujourd’hui, tu n’arrives toujours pas à te pardonner ça, comme tout le reste d’ailleurs n’est-ce pas cher voisin profondément meurtri?
Non chère voisine à la joie de vivre, je n’y arrive toujours pas.
Alors va falloir apprendre comment faire!
Et comment on fait?
Ça mon cher voisin, c’est à toi de le découvrir. Trouve-le par toi-même. Tu ne t’imagines tout de même pas que je vais faire le travail à ta place quand même! Allez! ça suffit pour aujourd’hui. On remet ça à plus tard, mais pas trop. Faut que tu parles et j’ai aussi besoin de parler. On en a tous besoin. Le problème, c’est de trouver la personne qui sait écouter, mais ça ce n’est plus notre problème maintenant.
J’ai bien hâte que tu fasses la connaissance de mon Julien. C’est un excellent compagnon et je suis convaincue que vous allez vous entendre comme larron en foire. Bonsoir Antoine et merci pour ton beau partage. Ah oui j’oubliais, la peinture est en spécial à la quincaillerie du village, au cas où ça t’intéresserait, lui dit-elle avec un clin d’oeil un peu (pas mal) moqueur, tout en ne faisant pas semblant de regarder sa maison.