Éli, troublé, cherche, mais sa mémoire chancelle, encore une fois...-.«Je ne sais pas. je ne sais plus.»

Franz est inquiet. Il ne s’est pas beaucoup préoccupé d’Éli ces derniers temps et encore moins depuis la mort de son père, occupé qu’il était pas les formalités, par l’exposition à venir et par tant de sentiments contradictoires à gérer. Il a relevé beaucoup d’incohérences dans le téléphone d’Éli. Lui, son mentor, toujours protecteur, une force tranquille à la santé de fer qui habitait encore son petit appartement même s’il recevait de l’aide domestique.Il avait des amis de tous âges dans la communauté juive de Montréal. Ça lui faisait quand même, voyons... jeune père vers 1945: il avait environ 95 ans! Et puis, où était-il donc ? Le numéro sur son afficheur indiquait l’indicatif régional de la région de Québec.

Dominique Issermann doit le rejoindre en après-midi. Il discutera de tout cela avec elle. En attendant, il va aller marcher, ça l’apaise toujours, et faire un saut au musée pour voir si tout se passe bien. En gravissant rapidement les belles marches du MBA sous le soleil d’automne, toujours impressionné par ses quatre solennelles colonnes de marbre blanc, perdu sans ses pensée, il percute de plein fouet ...Dom La Nena ! Elle descend en sens inverse, en compagnie... d’Ariane ! Stupéfait, il les regarde alternativement. -«Mais, vous vous connaissez !?!». Un léger flottement accueille son exclamation. Puis, Ariane attaque :

- «Que fais-tu ici, tu n’avais pas pris congé ?»

Franz l’ignore et pivote vers Dom La Nena -«Quand êtes-vous revenue de Charlevoix ? »

- «Oui, on se connait.» coupe rapidement Ariane en enchaînant sur autre chose. - «Il faut que je te parle de mon idée pour les œuvres de ton père.» C’est vraiment génial, renchérit de son côté la jeune violoncelliste.

Franz n’y comprend vraiment plus rien. «Vous en avez déjà discuté ? Qui t’as mis au courant ». Le regard fuyant, Ariane répond que c’est Dominique..

- « Bon, puisqu'on est tous là, allons discuter dans mon bureau.».

Voilà, dit Ariane. - «T’as vu, récemment dans les journaux, l’histoire du consul qui a laissé ses œuvres d'art dans un mini-entrepôt. Il n’a pas payé son loyer. Dans ces cas, le propriétaire offre le contenu aux enchères sans que personne sache ce qui y est entreposé.» Franz a vaguement remarqué ce fait divers et se rappelle que le consul a fait un procès pour récupérer ses biens. -«Et, bien, c‘est un moyen de remettre les œuvres conservées par ton père en toute discrétion, on n'a qu’à dire que quelqu'un a acheté aux enchères un vieux lot non réclamé et qu’il a découvert que c'était des œuvres spoliées durant la guerre. Le nouvel acquéreur désire donc les remettre à leur juste propriétaire. On a même trouvé notre prête-nom !». -« Qui ça !!!» s’exclame Franz, une fois de plus dépassé par les événements.

-« Et bien... ton cousin Jacques.» dit Ariane en rougissant. Mon cousin Jacques, répète Franz hébété. -« Mais quand avez-vous discuté de tout cela ?» Ariane, gênée, répond qu’elle le fréquente un peu depuis le dernier pot des employés. Silence, mais l'idée fraie son chemin et elle est vraiment pas mal pour préserver l'anonymat de Marie-Pia.

- «Parlant de Marie-Pia, je vais la chercher à l’aéroport dans deux heures, elle se sent mieux, sa crise est passée et elle veut vraiment te rencontrer. As-tu lu sa lettre que je t'ai fait suivre par courriel, et la photo ?». Franz regarde fixement Dom La Nena. Il lui avoue que tout va trop vite, qu’il n’a pas eu le temps de lire la lettre et qu’il est pour l'instant préoccupé de la santé d’un très vieil et précieux ami.

Après, un bref coup de fil à Dominique Issermann, rendez-vous est pris après dîner dans sa suite au Ritz-Carlton. C'est d’ailleurs là que va s’installer Marie-Pia, pour son court séjour à Montréal.

Vraiment inquiet pour Éli, qui ne répond pas au téléphone, Franz descend au bureau de Moira Mcarffrey qui termine un contrat pour le musée. Éli devait la voir pour discuter de manière préliminaire du projet de Franz. Elle connait bien le luthier pour avoir collaboré avec lui pour son expo sur l’holocauste et les oeuvres d’art. Elle l’a donc vu très récemment.

- «Franz, je suis ravie de te voir. Je voulais t’appeler ». Après les politesses d'usage, Moira lui confirme qu’elle a discuté du projet avec Éli. En réponse aux questions de Franz, elle lui fait part des inquiétudes des connaissances du vieil homme. La maladie d’Alzheimer progresse et elle pourrait dépasser le stade modéré. Les services sociaux ont été alertés par sa logeuse et très proche amie.

-«Mais merde, il ne m’en a jamais rien dit et je n’ai rien remarqué !» s’exclame Franz qui croyait que ses quelques absences étaient dues à son grand âge.

Et voilà, comment s’explique la méprise d’ Éli se dit Franz en regardant de nouveau la fameuse photo où on voit ensemble le jeune Éli jouant du violoncelle, sa femme et son fils décédés ainsi qu’une autre femme. Ce ne pouvait être Marie-Pia, elle n’était peut-être même pas née à ce moment. Le luthier avait confondu deux époques en plus d’oublier le fameux code. Sa mémoire à court terme était tout aussi affectée que celle à long terme.

Bien installé à une table du café Boulud, après un bref appel à la logeuse d'Éli qui le rassure en lui disant qu’il est parti avec un ami et est attendu en soirée, Franz prend enfin le temps de lire le courriel de Marie-Pia. D’un ton très chaleureux, elle lui explique à quel point, elle a été saisie d’apprendre le décès de son père qu’elle a beaucoup aimé. Elle lui confirme son arrivée à Montréal et lui confie l’histoire du violoncelle qu’elle veut récupérer.

La mère de Jacqueline Du Pré a acheté ce violoncelle à sa fille dans une vente à New York. Atteinte très gravement de sclérose en plaque et sentant sa mort imminente, Jacqueline a voulu léguer l’instrument à Marie-Pia, sa très grande et proche amie musicienne, presqu’une sœur. Mais le mari de Jacqueline désirait à tout prix récupérer l’instrument, qui valait une fortune, et annonçait déjà son intention de contester le testament. Les deux complices avaient donc organisé un faux vol et Marie-Pia avait évacué l’instrument à Montréal, chez Walter. Et surprise ! Quand Éli l’avait vu, il avait reconnu celui qu’il utilisait lors de sa formation de violoncelliste auprès de l’ancien propriétaire, un virtuose juif-allemand.

Songeur....- Éli était donc violoncelliste avant d’être luthier ! - Franz voit soudain entrer une femme dans une chaise roulante, poussée par Ariane et suivie, tout sourire, par Dom la Nena.

C’est elle, Marie-Pia de Savoie, fin cinquantaine, un peu enrobée, qui lui dédie un magnifique sourire. -« Que je suis heureuse de vous rencontrer !» dit-elle avec le même accent un peu chantant que la jeune violoncelliste qui la couve d’un regard affectueux. Ensemble, tous se dirigent vers la suite de Dominique qui, le souffle coupé, étreint sa vieille amie.

Autour d’une table bien pourvue d'excellents thés et de cannelés de Bordeaux, péché mignon de l’hôtesse, la conversation s’engage gaiement. L’atmosphère devient cependant beaucoup moins légère lorsque d’une voix tremblante, regardant Franz dans le fond des yeux, Marie-Pia lui avoue avoir quelque chose d'extrêmement important à lui dire. La photographe répond trop vite -« Je crois qu’il sait déjà !» Pas vraiment, songe la sexagénaire avec un sourire attristé.

J’ai rompu avec ton père quand j'ai appris que j’étais enceinte et que la sclérose en plaque s’est déclarée. Je n’allais pas bien. Franz était affectueux, protecteur, nous partagions beaucoup, mais il n’était pas l’homme de ma vie. Je suis quelqu’un de complexe, tourmentée. J’ai accouché de jumeaux et le garçon est décédé à la naissance. J'ai sombré dans la plus noire dépression et il était hors de question d’appeler ton père à l’aide. J’avais quelqu’un d’autre dans ma vie. J’étais incapable de m’occuper de ma fille et je ne voulais surtout pas la jeter elle-aussi dans l’opprobe qui couvre ma famille. Le souvenir du Québec que j’adore et que ton père m’a fait découvrir ne me quittait pas. À défaut d’y vivre moi-même, j’ai confié mon enfant à une famille de confiance, à Baie-St-Paul, de grands amis d’Éli. Des artistes qui opéraient une galerie d’art. Une fois mariée avec mon âme sœur, le père de Dom, mon état mental s’est amélioré alors que mon physique se dégradait. J’ai repris contact avec mon enfant qui s’était beaucoup attaché à sa famille d’accueil. Elle a fait le va et vient entre deux cultures mais a été éduquée ici, comme une québécoise..

-Antonia… » murmure Franz.

-«En fait, c’est Ariane » dit sa stagiaire, avec une mine contrite. Antonia, c’est mon deuxième nom. Les Tremblay préféraient Ariane. C’est eux qui m’ont à moitié élevée.

Un silence pesant tombe sur la pièce. Brusquement, Franz se rappelle l’intérêt d’Ariane pour des sujets liés à l’holocauste et les photos pour Le Devoir, son malaise quand lui et Dominique l’ont croisée au Camellia Sinensis, sa familiarité avec Dom la Nena sur les marches du musée. Ariane, sa demi-sœur ? Et Éli n’était pas si loin de la réalité quand il lui avait parlé des jumeaux de Marie-Pia et de sa dépression. Il avait confondu les époques et peut-être l’histoire similaire d’une de ses contemporaines.

Tentant de briser le silence et se rattachant à une question très prosaïque et à une intuition, il demande ce qu’était le code pour qu’Éli aille chercher le violon.

«- Déroule le fil d’Ariane et récupère le violon ancien. ». L’instrument était bien chez les Tremblay, à Baie-St-Paul.

***

Quelques semaines plus tard, tous sont réunis dans l’immeuble du Vieux-Montréal. Éli est là, de plus en plus confus. Marie-Pia sourit tristement bien installée sur un somptueux récamier. Ariane et Franz se sourient, frère et soeur qui ont fait connaissance en accéléré et se sont découverts bien des affinités. Il y a aussi le cousin Jacques et Dom La Nena.

L’instant est solennel. Le silence règne, la poussière danse dans les derniers rayons de soleil de cette fin d’après-midi. Une odeur de cardamome auquel répond la fragrance Miss Dior flotte dans la pièce. Une bouteille de bon porto, ouverte, traîne sur la table avec quelques verres.Franz sort la clef de l’immeuble de de la mandoline de son père et la glisse dans son écrin de velours. Il la dépose ensuite dans le Davidoff appuyé sur le récamier.

-« Cet endroit est à toi Marie. Comme héritier de Walter, je dois ouvrir cette porte à une autre personne qui marche encore sur le fil de l’horreur, innommable. Tu as vécu tant de choses difficiles et tu portes encore en toi les horreurs commises par ceux qui t’ont précédé. Puisses- tu retrouver paix et sérénité, ici, dans ce lieu qui a tant compté pour mon père. Quand le moment sera venu, je ne doute pas que tu pourras le léguer à un musicien ou une âme tourmentée, en quête d’apaisement.. »

On trinque ensuite au porto en mémoire de Walter et de la vie qui continue et se renouvelle toujours malgré les épreuves et les atrocités. À la musique, qui berce l’âme et guérit de bien des maux.

Puis, les deux violoncellistes, la plus jeune et la plus âgée, saisissent leurs instruments. Concentrées, elles entament une musique de circonstance pour bien marquer l’importance du moment. La musique lente et solennelle de la chaconne de Bach emplit l’espace. Le souffle coupé, les amis ne peuvent que rendre grâce à tant de virtuosité..

Éli dodeline de la tête , sourit rêveusement... et se souvient ... !.

La musique est le fil ténu qui retient la mémoire du luthier.

FIN