Au poste de police, les suspects sont placés dans deux pièces séparées. Le sergent Henderson enjoint Evelyne de l’accompagner au bureau des enquêteurs.

Encore sous le choc de l’arrestation brutale, celle-ci accepte volontiers le café qu’on lui propose.

En face d’elle, le sergent Henderson la regarde, la tête penchée, derrière de drôles de grosses lunettes rondes qui lui donne l’air d’un intellectuel trotskiste.

- Alors, madame ? …Valence ?

- Oui, c’est cela.

- J’aurais quelques questions à vous poser en lien avec cette affaire.

Evelyne se cale dans le fauteuil. Dans sa tête elle se demande comment démêler tous les fils de cet écheveau dont elle ne peut même pas saisir le premier bout de laine. Elle décide, comme elle n’a rien à se reprocher de suivre le cours de l’interrogatoire, et de répondre franchement.

Comment elle a connu Bruno, comment elle a connu Ève et la défunte Madeleine.

Se souvenant de la réaction de Bruno lorsqu’elle l’a rencontré devant le petit inukshuk, elle en déduit que celui-ci est probablement en danger, ce que corrobore l’horrible image laissée par Ève en train de le menacer avec une arme et de l’étrangler. D’autre part, la dernière remarque de Ève lui disant de s’éloigner de Bruno, lui fait plutôt penser que celui-ci est le danger.

Dans ses réponses, elle ne peut s’empêcher de laisser paraître ses soupçons à l’égard des deux suspects, voulant protéger l’un et l’autre pour des raisons bien différentes.

- Madame Valence, je ne vous demande pas d’expliquer les choses, je vous demande simplement de me décrire les faits. C’est notre boulot d’expliquer les mobiles, de découvrir qui a fait quoi et de faire les déductions qui s’imposent pour mener à des accusations.

- D’accord, alors dans ce cas, je vous ai dit tout ce que je sais.

Mais comme elle a pris soin de cacher à l’inspecteur Henderson son inclinaison pour Ève, elle sent soudain une inquiétude l’envahir.

- Dans ce cas, j’aurais une dernière question, madame Valence. Vous m’aviez dit que vous avez croisé Eve Miville plusieurs fois à la piscine et aussi dans le stationnement et le jardin après le crime; vous m’avez aussi raconté qu’ensemble vous avez suivi Bruno Heller dans le jardin et observé son comportement bizarre. Vous vous êtes aussi rendue au domicile de Madame Miville. Pouvez-vous me dire quel type de relation vous entreteniez avec elle, exactement ? Vous comprendrez que je dois le savoir pour établir certaines relations entre les faits ?

- Je comprends, inspecteur.

Evelyne décide alors de dire la vérité, le caractère mystérieusement attirant de Ève, cette séduction dominatrice dont elle jouait à la perfection, la confiance qu’elle inspirait et finalement, le fait qu’elle soit tombée amoureuse de cette femme qui la subjuguait.

- Vous avez dit subjuguée ? Vous étiez subjuguée par Ève Miville ? En général, lorsqu’on est subjuguée, on perd un peu son jugement, non?

Evelyne acquiesce.

- Madame Valence, si je vous disais que vous êtes tombée dans un piège, me croiriez-vous ?

- Ça se peut, oui répond la jeune femme qui entrevoit maintenant qu’elle a pu être manipulée de la plus terrible façon…

- Votre ami Bruno y est tombé lui aussi, mais il reste tout de même suspect dans cette affaire.

- Suspect de quoi, inspecteur? Il ne ferait pas de mal à une mouche !

- Cela dépend de la mouche, madame Valence…lui répond l’inspecteur avec un mince sourire. Suivez-moi.

Escortée d’un policier, Évelyne suit l’inspecteur vers la salle d’interrogatoire. Elle rentre dans une petite pièce adjacente. La vitre teintée, je rêve ! se dit-elle. Assise derrière un petit bureau, elle voit de l’autre côté de la vitre Bruno, prostré, la tête entre les mains, effondré sur la table métallique.

Une inspectrice en tailleur brun s’assied près de lui et lui offre un verre d’eau. Le micro est activé.

On entend Bruno balbutiant expliquer quelque chose qu’Évelyne ne comprend pas.

- Vous arrivez au bon moment, il vient de craquer, lui chuchote l’inspecteur.

Elle entend alors son ami répondre à des questions qui la laissent ébahie.

- Donc vous avez contracté une dette de drogue il y a trois ans monsieur Heller ?

- Oui…

- Qui était le contact qui vous a mis en lien avec Ève Miville ?

Il évoque un courtier immobilier bien connu de Belvin et raconte cette soirée du mois de mars où il a rencontré Ève pour la première fois. Ses propos entrecoupés de sanglots dévoilent le marchandage dans lequel il s’est fait prendre pour acquitter sa dette. Ève, patronne d’un réseau de blanchiment, le courtier à la recherche d’appartements à acheter dans une petite ville sans problèmes. La pauvre Madeleine résistant à une éviction illégale et finalement inconsciente dans la piscine, probablement droguée. Bruno complice rabatteur de propriétaires et de locataires à la prime de 3000 $ par prise.

Et moi dans tout cela pense Evelyne? Comme s’il avait senti sa question, Henderson murmure quelques mots dans l’écouter de l’inspectrice.

- Et qu’en est-il de madame Valence dans tout cela, monsieur Heller?

Bruno regarde vers la vitre.

- Evie, je sais que tu es là. Je vais t’expliquer…Je ne voulais pas que tu sois mêlée à toute cette histoire. Ce sont eux, les policiers qui m’ont contacté. Je suis devenu leur informateur suite au décès de Madeleine, Henderson t’expliquera. Je n’avais pas le choix. Quand j’ai vu qu’Eve s’intéressait à toi, et qu’elle savait que je te connaissais, elle aurait pu s’en prendre à toi directement pour me faire chanter au cas où je ne remboursais pas assez vite. J’avais peur qu’elle te prenne dans ses filets, car elle ne fait pas que du blanchiment d’argent. Et Dieu sait comment cela aurait pu finir. Il reprend son souffle.

- Quand j’ai compris qu’elle t’attirait, et que tu tombais dans le piège, j’ai écrit la lettre avec le poème de Barbey, pour te donner un signal, car toi seule pouvait relever le changement dans le texte. Mais Eve m’a surpris et a découvert le stratagème. J’ai été la déposer sous ses ordres, car elle voulait te faire peur et te garder sous contrôle. C’est pourquoi elle m’a obligé à déposer la lettre. Elle m’aurait alors forcé de te donner rendez-vous pour t’indiquer où la trouver. Mais quand tu m’as dit que tu m’avais vu, j’ai compris que tu percevrais le danger et t’en méfierait, ce qui aurait décuplé ta curiosité et t’aurait mise en danger. Au Faisan, j’étais paniqué. Je l’ai bien vu nous espionner.

Evelyne revoir alors les événements, son appel à Bruno, l’angoisse de celui-ci, le café du Faisan, Ève disparaissant et apparaissant jusqu’à l’arrestation.

Étourdie Evelyne a le regard vide. L’inspecteur l’invite à sortir du petit local.

- Vous vous demandez sans doute comment nous avons eu la puce à l’oreille et procédé à l’arrestation?

- Oui, vous avez probablement sauvé la vie de Bruno et aussi la mienne.

- En effet. Nous avions déjà des soupçons sur Eve Miville, puisque plusieurs jeunes femmes ont disparu ces dernières années dans la ville et aux alentours. Nous avions repéré un pattern suspect de rachat de leurs logements par le courtier immobilier. Mais il nous manquait le mobile. Lorsque vous êtes allée à l’hôpital pour identifier le corps de Madeleine, j’ai décidé d’orienter mon enquête vers vous et vos fréquentations. Bruno est vite devenu pour nous un objet d’intérêt. Ses liens avec Eve Miville nous ont rapidement été connus et Bruno a accepté de collaborer. Vous connaissez la suite.

- Je comprends que Bruno sera accusé lui aussi.

- Oui, c’est inévitable, même s’il a des circonstances atténuantes liées à la menace qui pesait sur sa vie. Ces gens n’ont aucun scrupule, vous savez.

L’inspecteur Henderson s’apprête à prendre congé d’Évelyne, lorsqu’une femme en tailleur brun sorte précipitamment de l’autre bureau d’enquête.

- Merde, merde, appelez le 911, vite !

Le branle-bas de combat qui s’en suit, laisse Évelyne amorphe sur le banc de bois dans l’entrée du commissariat.

Rien ne l’étonne plus maintenant, après cette semaine de folie.

Elle regarde sans la voir, la civière grise rentrer dans l’ambulance, une mèche de cheveux roux s’échappant de la couverture qui recouvre le corps.