« Je ne peux pas te dire de quoi il s’agit, ce n’est pas mon rôle. Cependant, dès que je t’ai aperçu j’ai su que Michel avait fait mouche. Ne te trouble pas, tout se passe très bien. Tu verras ». Je suis atterrée. Devinant mon malaise Toshisada se lance dans une longue palabre que j’écoute d’une oreille incrédule.

— Je me considère comme un être paisible, j’en suis même très fier…bla-bla-bla…mon existence a été particulièrement aisée et sereine…bla-bla-bla…j’ai eu les meilleurs maîtres pour m’enseigner les grandeurs m’entourant, pour développer mes sens et apprendre la vérité sur chaque chose…bla-bla-bla…il y a bien des années, je suis devenu un adepte du silence…une notion qui semble te plaire également

En disant cela, il me regarde avec des yeux complices. Je ne bronche pas. Le sang me monte à la tête, me martèle les tempes.

— Un jour ma sérénité s’est vue dépasser par quelque chose de plus noble…l’émerveillement.

Toshisada porte alors son regard vers la terrasse, ses paupières s’abaissent doucement « Sophie! », dit-il

— Cette femme est un flot continu de paroles. Parfois, je prends plaisir uniquement à l’entendre. Tu comprends Chloé?

L’homme élégant lève un doigt à la façon d’un professeur donnant la leçon « à l’entendre, non pas à l’écouter ».

Comment cette soirée s’est terminée, je n’en sais rien. J’étais exténuée, et passablement grisée.

Au matin, je me réveille dans un lit aux draps immaculés, dans une petite chambre où la lumière du jour éclabousse des murs blancs et dénudés. Sur une petite chaise, mes vêtements, pliés avec soin, m’attendent. Une idée saugrenue me vient « je suis dans un établissement pour aliénés ». Puis, quelqu’un cogne à la porte. Je reconnais la voix de Michel.

— Chloé, est-ce que tu as bien dormi ? Nous t’attendons pour le petit déjeuner. Après, si tu veux, je te ferai visiter.

Je m’empresse de répondre « oui, oui, je m’habille » et ajoute hâtivement « attends-moi s’il-te-plait, je ne sais pas où je suis, ni où je dois aller »

***

Je parcours les couloirs du château en compagnie de Michel. Il est si attentionné, il me parle si aimablement que j’en oublie le jour et l’heure. Il ouvre des portes sur des espaces sobrement meublés, vieillots, sans grand intérêt. Puis, il s’arrête devant une porte impressionnante par sa dimension. Michel me fixe curieusement avant de frapper sur celle-ci du plat de la main « hé oh! Frérot, es-tu libre? je veux te présenter une amie ». Au bout de quelques minutes l’immense porte grince sur ses gonds. Je crois être tombée dans un film d’horreur. Tout contribue à cette impression : l’espace vertigineux, les grands placards sombres, les tables couvertes de burettes, d’alambics, d’entonnoirs, de bocaux où grouillent des insectes et d’autres contenant des batraciens chloroformés, l’odeur de renfermé, les fenêtres grisâtres, les toiles d’araignées et lui…Pierre. Pâle, mince, grosses lunettes, affublé d’un sarrau taché, trop grand pour lui.

Cinq minutes plus tard, lorsque la porte se referme, Michel paraît satisfait « voilà, c’était Pierre. Tu as vu, il t’a souri…c’est incroyable! Pierre ne sourit jamais ». Je suis sans mot. Vraiment! un voile noir me brouille l’esprit. Michel me parle de ce frère, le dépeint comme un type doux, quoique un peu rare, un passionné de plantes carnivores, qui s’intéresse aussi à l’herpétologie et a une certaine notoriété comme entomologiste.

En empruntant un autre couloir, je vois un banc sous une fenêtre ouverte. Michel m’invite à m’asseoir. Il était temps, mes jambes n’arrivent plus à me supporter. Après quelques minutes, je retrouve cependant mon calme et suis docilement Michel vers une autre pièce, ensoleillée cette fois, mais remplie d’objets hétéroclites. Parmi les meubles laqués, les tapis persans aux riches couleurs, les paravents en bois précieux, certains présentant des scènes sublimes, peintes en or, les vases d’une beauté remarquable, en cristal et en verre soufflé, les cerfs-volants colorés suspendus au plafond, trône sur une table un ordinateur portable. Rapidement, Michel effectue des manœuvres de connexion et un visage souriant apparaît à l’écran « voilà Chloé, je te présente Yves, mon grand frère errant de par le monde ». Une voix un peu criarde se fait entendre « ravi de faire ta connaissance Chloé, c’est vraiment chouette que tu sois là. J’espère que tu ne t’enfuiras pas. Notre famille gagne à être connue, vraiment, nous sommes des gens sympas, tu verras »

Comment ai-je réagi? je ne m’en souviens plus, c’est plutôt flou dans ma tête.

La pièce où Michel me conduit ensuite n’est autre que son atelier. Dès le seuil une véritable féerie s’offre à mes yeux, je suis éblouie par une cinquantaine de sculptures de femmes potelées, exécutées avec une finesse ineffable. À l’aide de tiges de fer et de matériau divers, il a créé des contours volumineux, des bras rondelets, des cuisses puissantes, des postérieurs à couper le souffle, assemblés de façon aériens, sans remplissage; l’illusion prêtant corps aux vides. Je me sens transportée dans un univers empreint de souplesse et de grâce. En contemplant ces magnifiques créatures, des frissons parcoururent mon corps. L’engouement de Michel pour les rondeurs apparaît clairement justifié. Je crois n’avoir jamais rien vu de si beau. Puis, surprise! Alors que je flotte entre ses œuvres, je le vois s’avancer vers moi en tenant un ravissant bouquet de délicates campanules façonnées de mains de maître.

En sortant du château, main dans la main, je remarque en retrait un bâtiment secondaire, d’architecture moderne, ainsi qu’un terrain de tennis, ou plutôt deux. En passant devant les fenêtres, j’aperçois un intérieur luxueux, un mobilier hi-tech, des raquettes haut de gamme et quantité de balles jaune fluo qui jonchent le sol, dans une grande armoire, laissée ouverte, des vêtements sport visiblement coûteux. Je ne m’y attarde pas, car mon cerveau est à off. Je marche aux côtés de Michel, le reste n’a plus d’importance.

Néanmoins, je suis tirée de ma rêverie par la voix de Sophie. Depuis la terrasse elle tente d’attirer notre attention. Le charme est momentanément rompu. Une fois devant elle, celle-ci demande à Michel de nous laisser seules et il obtempère. À mi-chemin, il se retourne et me fait un clin d’œil, ce qui ne me rassure qu’à moitié. Que me veut-elle?

« C’est à mon tour ma petite de te confisquer ». Elle me prend gentiment par le bras et m’entraîne fermement vers le jardin, tout en bavardant. Au fur et à mesure que les mots sortent de sa bouche, je sens mes cheveux se dresser sur la tête.

— Je dois absolument t’entretenir d’une cause à laquelle moi et mes garçons projetons de nous consacrer et pour laquelle tu es l’élément clé. Ne fais pas cette tête! La vie vient parfois nous surprendre, mais c’est la suite qui compte. Écoute-moi bien, tu vas comprendre. Une cartomancienne, que j’ai consultée il y a quelque temps, a vu dans les cartes une jeune personne marchant sur les pas de mon fils Michel. Elle a dit qu’il s’agissait de l’être qui nous aiderait à mener à bien notre affaire. Voilà, nous désirons renverser la vapeur…comme tu as pu le constater, l’argent n’est pas un problème, mais notre style de vie mène nulle part, c’est pourquoi nous souhaitons adopter un mode de vie minimaliste. C’est toi ma petite Chloé qui va nous montrer la marche à suivre ».