Julie, escortée par Marie-Madeleine, sort enfin de l’hôpital. Quelques jours sous surveillance avaient suffi pour que la Dr Dieudonné lui donne son congé.

- Tu es définitivement remise et guérie, lui avait confirmé Salomé au terme d’un ultime examen. J’espère que tu es prête à ce qui t’attend dehors…

Prêt, personne ne l’aurait été. Le monde entier semblait s’être donné le mot. Une clameur sans précédent s’est élevée dès que le couple eût franchi la porte de l’hôpital. Des journalistes s’entassaient et se bousculaient contre un mur de policiers qui protégeaient un passage vers la voiture louée de Marie-Madeleine, stationnée aussi proche qu’il avait été possible. Julie ne comprenait rien à rien. Figée sur place, elle avait besoin de confirmations.

- Ces gens sont tous là pour moi ?

- Il semblerait, oui.

- Mais… pourquoi ? Pourquoi moi ?

Les journalistes criaient tous plus fort les uns que les autres.

- Est-ce vrai que la lumière de Dieu vous a ramenée sur Terre ?

- Qu’attendez vous des gens qui prient pour vous ?

- Nous aimerions vous inviter sur notre talk show…

- Qui êtes-vous, vraiment ?

Cette dernière question suffit à faire exploser Julie. Les larmes aux yeux, terrorisée par tant d’attention, elle hurla à tous qu’elle n’était personne et qu’elle ne méritait définitivement pas leur dévouement. Ses propos, son émotion, seront relayés passionnément sur de nombreux médias, interprétant cette réaction comme de la modestie, ce qui décuplait la passion envers elle. Mais elle n’avait pas le temps de s’en soucier vraiment. Marie-Madeleine la tirait vivement vers sa voiture, essayant de couper court à la folie qui les entourait, essayant de protéger Julie contre tout autre faux pas qui allait jouer contre elle.

Dans la voiture, Julie se demandait pourquoi personne d’autre n’était présent pour elle dans cette drôle d’épreuve. Aux dires des infirmières, Marie-Madeleine était la seule personne qui soit, de toutes ces années, venue la veiller. Il y avait bien eu un jeune homme qui l’avait visitée à quelques reprises, les premières semaines suivant l’accident, sans jamais toutefois laisser de nom. Un grand brun aux cheveux longs, qui ne laissait personne indifférent. Mais il avait rapidement espacé ses visites, pour finalement les interrompre sans préavis. Autrement, aucune parenté, aucun ami n'était venu à son chevet. Une de ses infirmières, Maria, lui avoua que cette situation lui avait grandement brisé le cœur, au point qu’elle avait refusé d’emblée d’être transférée dans d’autres services pour offrir à Julie un soutien minimum, une présence récurrente et stable qu’elle jugeait essentielle pour son rétablissement.

- C’était la moindre des choses, qu’elle lui confia les yeux pleins d’une bonté prête à déborder en la serrant dans ses bras dans un ultime geste d’adieu. Mais fais attention, désormais. Je ne serai plus là pour te protéger, et le monde est d’une telle cruauté, n’oublie jamais de bien surveiller tes arrières…

La route était bondée, le trafic monstrueux. Marie-Madeleine insultait les nombreux chauffards qu’elle rencontrait, dans l’indifférence totale de Julie, plongée dans ses pensées.

- Mais j’suis qui, vraiment ? qu’elle se demande à voix haute. Ça gosse de pas se souvenir ...

Marie-Madeleine ne sait pas comment répondre à une telle question existentielle. Elle ne connaissait pas Julie, bien entendu. Elle l’avait presque tuée, l’avait veillée comme personne, et voilà qu’elle allait l’héberger. Mais elle aussi, au fond, se demandait qui Julie Christelle Thérien était. Comment se faisait il que personne n’ait réclamé cette femme? Ses parents étaient morts, déjà, et elle ne semblait avoir aucune autre parenté proche. Mais des amis ? Comment se fait-il que personne ne se manifestait à elle autre que les illuminés et les journalistes qui faisaient mousser les rumeurs de sa sainteté ?

Arrivée devant chez elle, Marie-Madeleine hésite. Des journalistes les avaient devancés et attendaient devant l’immeuble où elle louait un logement à la fois coquet et spacieux. Comme elles sont toutes deux épuisées, elle stationne quand même la voiture, histoire de minimiser les déplacements. Ignorant les questions qui fusent vers elles, les deux femmes courent vers la porte du bâtiment, s’y engouffrent. Julie suit Marie-Madeleine à l’étage et accepte d’entrer à sa suite. Elle se sent comme une enfant, pouffant de rire à l’idée d’avoir planté ces journalistes dehors sans un mot.

Rire. Quelle drôle de sensation. Avec Marie-Madeleine, elle se laisse aller dans un rire incontrôlé, qui gonfle en elle comme un ballon à l’hélium, qui lui monte à la tête dans une sensation d’ivresse tantôt satisfaisante, tantôt stressante. Mais elle continue de rire, essoufflée, crampée, mais tout autant curieuse de laisser cette sensation l’envahir et l’assouvir comme une force qui lui échappe. Une complicité s’installe avec Marie-Madeleine, sa bienveillance lui réchauffe l’échine, lui fait du bien. Les derniers mots que lui a susurrés Maria à l’oreille lui reviennent en tête mais elle les ignore pour le moment – sans se douter un seul instant que cette négligence lui coûtera très cher.

Car un mouvement perçu du coin de l’œil la surprend et étrangle son rire d’un seul coup. En se retournant, elle voit dans l’embrasure d’une porte un homme qui pointe vers elle un fusil automatique. Passer de la joie à la terreur aussi rapidement est à peine tolérable pour son pauvre cœur, qui manque un battement ou deux quand elle comprend que l’homme est de mèche avec Marie-Madeleine. Cette dernière se déplace tranquillement vers l’homme en continuant de roucouler, regardant Julie droit dans les yeux.

- Que… Qu’est-ce que ce que tu fais ?, lui demande faiblement Julie dans un souffle.