Au petit matin, Keena, déjà éveillée depuis plusieurs heures, tente de trouver la paix intérieure. Elle médite à sa façon, les yeux grands ouverts, imperméable aux stimuli en provenance de l’extérieur. Elle regarde Yuma qui dort d’un sommeil profond. « Les nuits blanches le rattraperont bien assez tôt » se dit-elle.

Comme s’il avait senti le regard attendri de Keena posé sur lui, Yuma ouvre les yeux.

-Kuei Keena. Quelle heure est-il?

-Trop tôt ou trop tard, selon le programme de la journée. Il est 6 :30.

-Est-ce qu’une idée t’est venue durant la nuit, Keena?

-Pas vraiment en dépit des longues heures empruntées au sommeil à chercher. J’ignore ce qu’il faut faire.

-Moi, je crois avoir trouvé. La nuit porte conseil semble-t-il. J’ai rêvé.

-Dis-moi tout mon petit. As-tu rencontré le Maikan?

-Pas vraiment. Dans les faits, je n’ai aucun souvenir de mes songes, mais une certitude s’impose à moi ce matin. Nous ne trouverons pas la réponse dans le passé, ni dans nos façons de faire ancestrales Keena. Il est impossible de rencontrer un à un tous les individus qui travaillent dans les hôpitaux de Montréal. Nous devons nous tourner vers les technologies modernes pour nous aider.

-Je me méfie de toutes ces nouveautés, tu le sais très bien.

-Veux-tu réellement retrouver ta fille Keena? Ne sommes-nous pas venus jusqu’ici en utilisant l’avion? Pourquoi ne pas mettre la science au service de notre cause. Laisse-moi faire.

Yuma se lève d’un bond, aussi souple qu’un jeune animal. Allez, une douche rapide et on se met en action.

Keena choisit de lui faire confiance et de lâcher prise. De toute façon, elle n’a rien de mieux à proposer. Elle se lève à son tour.

Les ablutions matinales complétées, ils quittent la chambre en direction de la réception de l’hôtel, Keena trottinant sur les talons de Yuma. « Dire qu’hier c’était l’inverse » se dit-elle tout en poursuivant le jeune homme. Elle doit admettre qu’elle ne l’a jamais vu aussi déterminé et confiant. Arrivés à destination, Yuma se met en frais d’expliquer leur besoin au jeune homme en poste:

-Bonjour Monsieur. Ma mère et moi, « un tout petit mensonge », avons besoin de retrouver une femme médecin qui l’a soigné il y a longtemps, ici à Montréal. Mais nous ne savons pas comment faire pour la retrouver. Connaissez-vous un moyen d’obtenir cette information qui nous serait très utile?

-Si vous avez son nom, rien de plus facile. Il suffit de vérifier avec le Collège des médecins, la personne que vous cherchez doit surement être sur leur liste.

Keena s’apprête à demander le numéro de téléphone pour rejoindre ce Collège quand elle se rend compte que le jeune homme s’est simplement mis à taper sur son clavier d’ordinateur.

-Son nom déjà?

-Julie Stevens. Docteure Julie Stevens chirurgienne.

À peine quelques minutes plus tard :

-Voilà, j’ai trouvé. Vous êtes chanceux, il n’y en a qu’une. Elle est associée au département de chirurgie générale du CHUM situé rue St-Denis. C’est à une trentaine de minutes de marche d’ici, mais je peux aussi vous appeler un taxi si vous le souhaitez.

Yuma se retourne vers Keena.

-Je préfère marcher, je vous remercie beaucoup Monsieur.

-Mais Keena, ce serait plus rapide et ce n’est pas si cher.

-Ça n’a rien à voir mon petit. J’ai besoin de marcher.

Après avoir remercié à son tour le réceptionniste, Yuma rejoint Keena.

-Maintenant que je suis si près du but, j’ai terriblement peur de cette première rencontre Yuma. Je dois me préparer, j’ai besoin d’un peu de temps.

-Mais Keena, tu prépares ce moment depuis tellement d’années. Je ne comprends pas. Moi je m’élancerais en courant me sachant si proche du but.

-C’est différent de rêver à l’inaccessible et d’être sur le point d’y toucher. Si le voyage était plus beau que l’arrivée Yuma? Si elle me rejette?

-Keena, dit Yuma en la serrant dans ses bras, c’est impossible qu’elle ne t’aime pas. Il se peut qu’à l’instant où elle te verra, elle soit méfiante, mais quand elle te connaîtra, elle pourra mesurer toute la chance qu’elle a de te retrouver.

-Merci pour ces paroles qui m’encouragent à poursuivre. Mais je tiens quand même à faire le trajet à pied.

Le parcours s’effectue en silence. L’information donnée par le réceptionniste étant exacte, à peine trente minutes se sont écoulées avant d’apercevoir l’immense bâtiment composé de plusieurs pavillons différents. Ils se dirigent vers l’endroit affichant clairement « Entrée principale ».

-Nous y sommes. Yuma passe devant et franchit le premier les portes automatisées qui s’ouvrent comme par magie à leur approche. Ils sont rapidement accueillis par des bénévoles, dont le rôle est manifestement de faciliter les allées et venues des visiteurs, et orientés vers le secrétariat du département de chirurgie générale en réponse à leur demande.

Keena prend une grande inspiration avant d’écarter Yuma et se dirige la tête haute vers l’accueil.

***

Tyee passe les quinze minutes suivantes à polir machinalement le morceau de bois entre ses mains. Il ne sait quoi répondre à Tekoa. Ses sentiments pour Keena sont d’une telle intensité qu’il ne trouve pas les mots pour les décrire d’autant plus qu’ils sont secrets, du moins le croyait-il jusqu’à ce jour. La question de Tekoa le prend par surprise. C’est donc que Yuma et lui se doute fortement de quelques choses, de même que tout le village, sinon il n’aurait jamais osé poser la question. Il choisit de laisser planer le doute.

-J’ai beaucoup d’affection pour Keena, comme pour tous les membres de la communauté. Je m’inquiète simplement pour eux. Tu connais Yuma aussi bien que moi…tu sais qu’il peut faire de mauvais choix, il est influençable.

-Grand chef Tyee, malgré tout le respect que je vous dois, vous êtes dans l’erreur. Yuma n’est plus aussi fragile que vous le croyez, faites-lui confiance. Au contraire, il est sûrement d’un grand soutien pour Keena.

Sourire en coin, Tekoa ne peut s’empêcher d’ajouter :

-En ce qui concerne l’affection que vous portez à Keena, au risque d’être impoli, vous mentez très mal chef Tyee, mais si on me pose la question au village, je me contenterai de transmettre vos paroles.

Tyee prend un air faussement vexé et s’apprête à répliquer lorsque Shikuan, la responsable du dispensaire qui dessert les trois communautés innues d’une relative proximité, dont celle sous sa responsabilité, se dirige d’un pas décidé vers eux. Le chef est inquiet car il est rare qu’elle se déplace sans s’être annoncée. Ce soit être quelque chose d’important. Il se lève et congédie gentiment Tekoa

« je suis certain que tu as des choses à faire qui ne peuvent attendre ». Tekoa s’éloigne. La femme est maintenant à une distance qui permet à Tyee de mieux distinguer ses traits. Elle semble plutôt détendue, ce qui est un bon présage.

-Grand chef Tyee. Désolée de vous déranger sans avis préalable.

-Soyez la bienvenue Shikuan. Que me vaut votre présence?

-Une grande nouvelle à vous transmettre, chef. Vous n’êtes pas sans savoir que notre dispensaire est en manque important de ressources expérimentées et que la population de nos communautés court des risques importants en cas d’accident ou de maladie grave.

-Oui je suis très au fait. La mère de Yuma, comme bien d’autres ajoute-t-il pour lui-même, aurait peut-être survécu dans le Sud, mais ici, c’est différent.

-C’est vrai, même si des progrès ont été faits. Mais je ne suis pas venue ressasser le passé, le présent me préoccupe bien assez. J’ai reçu une nouvelle que je n’espérais plus depuis longtemps. Un médecin a finalement répondu positivement à notre demande de recrutement. Il arrivera dans les prochains jours.

-Cette personne restera-t-elle parmi nous pendant longtemps?

-Au moins pour un an. Pour la suite, nous verrons bien.

***

Keena et Yuma sont encore abasourdis lorsqu’ils ressortent du CHUM. Ils ont du mal à assimiler l’information que la dame leur a donné.

« Dre Julie Stevens, c’est bien ça. Oui elle est associée à notre département de chirurgie. Cependant elle a quitté hier pour une année sabbatique. Toute une surprise. Il nous a fallu planifier de nouvelles dates pour les chirurgies et les consultations avec d’autres chirurgiens. Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais hop, sur un coup de tête…Aucune idée où elle est allée ».

Keena, le regard triste, sent sa dernière chance de réussir sa quête lui échapper. Yuma, à ses côtés semble aussi désemparé qu’elle.

-Que faisons-nous maintenant Keena?

-Nous rentrons chez nous. Amarok est partie quelque part dans l’univers. Nous n’avons plus rien à faire ici. Si le Maikan en décide, nous la retrouverons peut-être un jour, mais ce ne sera pas aujourd’hui Yuma. Il me faut l’accepter.

***

Julie est assise, seule, ses bagages contenant l’essentiel regroupés autour d’elle. Elle a fait des pieds et des mains pour obtenir une place sur ce vol d’Air Inuit, tout de suite après avoir confirmé qu’elle prenait le poste disponible au dispensaire.

Elle avait pris la seule décision qui s’imposait. Elle devait boucler la boucle, c’était le prix à payer pour retrouver son équilibre. Elle devait aller au bout de sa recherche d’identité. Peut-être réussirait-elle à pardonner un jour à son père, mais pour l’instant, seule la rencontre de sa mère pouvait être source d’apaisement.

Julie se sentait un peu honteuse du choc qu’elle avait causé à ses collègues et collaborateurs en leur annonçant son départ avec un si court préavis, mais elle avait invoqué une urgence personnelle, ce qui était vrai d’ailleurs.

Mais maintenant qu’elle s’apprête à partir, le doute la ronge. Peut-être que sa mère a refait sa vie, qu’elle a plusieurs autres enfants qui ne connaissent pas son existence? Sera-t-elle reconnaissante ou terrifiée devant le retour d’un fantôme de son passé? Elle hésite. L’appel résonne dans l’aéroport :

-Les passagers volant sur Air Inuits sont priés de…

Elle ramasse ses bagages et se met en marche. Soudain, elle s’arrête. Elle jette un coup d’œil derrière elle, où le confort d’une vie bien rangée l’attire comme un aimant, « un retour en arrière est toujours possible » se dit-elle, puis devant, où seul l’inconnu l’attend. Elle doit choisir.

« Dernier appel pour les passagers voyageant à bord d’Air Inuit »