— Monsieur Lévesque ? Signez ici, s’il vous plaît.

Tout sourire, le jeune livreur afro-américain lui tend un colis à peu près de la taille d’un dictionnaire que David, qui se tient en robe de chambre dans l’embrasure de la porte, dépeigné et les yeux bouffis, ne prend pas immédiatement. Il croise les bras pour se protéger du froid inhabituel de cette première journée de novembre.

— Euh… je n’ai rien commandé, moi.

— Vous êtes bien David Lévesque, résidant au 231 rue Saint-Vallier Ouest ?

— Oui, oui…

— Alors c’est pour vous. Bonne journée ! lui répond-il en lui déposant carrément le colis dans les mains, sans toutefois se départir du sourire qu’il affiche depuis que David lui a ouvert la porte. Sa mission accomplie, le livreur tourne les talons.

— Hé ! Et ma signature ? lui crie David tandis que l’autre rembarque déjà dans son camion sur lequel la publicité promet « La tranquillité d’esprit ».

— Pas de problème, monsieur, je vais signer pour vous !

Le livreur claque la portière et embraye en envoyant la main à David qui, embêté avec sa boîte, reste coi sur le pas de la porte et le regarde s’éloigner jusqu’à ce qu’une brise glaciale le rappelle à l’intérieur. Les services de livraison à domicile ont décidément bien évolué depuis l’époque où il devait tracer des pattes de mouches sur un écran à demi fonctionnel…

À l’intérieur, David considère le colis, les sourcils froncés. Il ne reconnaît pas l’adresse de l’expéditeur, un certain HP.L. De la cuisine lui parvient le tintement des ustensiles qu’on dispose sur la table et l’odeur du café et des pains grillés ; son estomac émet une longue plainte de chien affamé. Il décide d’emporter le colis avec lui.

Josiane l’accueille avec une tasse de café fumant et jette un coup d’œil au colis avant de retourner à la cuisinière sur laquelle frétillent des œufs et du bacon végétarien.

— Qu’est-ce que c’est ?

David prend le temps d’apprécier son corps ciselé moulé par le tablier qu’elle porte par-dessus son pyjama — un short court noir ainsi qu’une camisole blanche — et pendant quelques secondes, en oublie totalement le colis ou la faim qu’il ressentait. Elle a attaché ses cheveux châtains en toque, définissant les lignes de sa nuque et de son menton.

— Aucune idée, répond-il finalement en buvant une gorgée de café. Ça vient de HP.L., ça te dit quelque chose ?

Josiane réfléchit puis répond par la négative en tournant les œufs dans la poêle.

— Tu peux prendre la relève ? lui demande-t-elle en détachant le tablier. Je rejoins Julie au gym dans moins d’une heure et je dois encore me préparer.

David accepte et dépose le colis sur l’îlot avant de remplacer Josiane qui coure jusqu’à la chambre.

Ils déjeunent en discutant de leur journée à venir. David mange lentement et partage avec Josiane quelques idées qu’il a eues pour le collage numérique sur lequel il doit travailler aujourd’hui, une commande spéciale pour un particulier. Josiane engloutit sa nourriture, mais l’écoute avec attention : elle lui offre même quelques suggestions que David note mentalement en hochant la tête. Soudain, Josiane regarde l’heure, pousse une exclamation, termine son déjeuner en deux bouchées, boit son café d’une traite, la bouche encore pleine de nourriture, et file vers l’entrée suivie par les pas flottants de David.

— On se revoit ce soir ? la questionne celui-ci près de la porte tandis qu’elle lace ses espadrilles.

— Je ne sais pas. Après le travail, j’ai mon colloque mensuel avec les filles, et ça peut finir tard.

— Tu veux parler de ton groupe de discussion féministe ?

— On ne fait pas que parler, tsé…, lui répond-elle avec un léger agacement. Mais oui, le colloque Pour une politique plus féministe.

David présente les paumes en signe d’apaisement : après deux ans de fréquentation, il sait qu’il doit naviguer prudemment dans ces eaux-là. Josiane promet de le tenir au courant pour la soirée, l’embrasse et lui claque la fesse avant de quitter, sac de sport en bandoulière. Deux minutes plus tard, David, de retour à la cuisine, entend la basse de la musique dans sa Honda Civic s’éloigner sur Saint-Vallier Ouest.

Il termine de déjeuner et ramasse la vaisselle sale en pensant à son collage. Les tâches mécaniques l’aident à structurer sa pensée, à faire le tri dans ses idées. Son esprit devient une toile blanche sur laquelle il ajoute, déplace, pivote, retire, découpe et superpose les images, avant de tout effacer puis de recommencer un nouveau canevas mental. Il range les couverts propres dans les armoires lorsqu’il aperçoit le colis sur l’îlot.

— Tiens, je t’avais oublié toi…

Le papier brun, noirci par endroit, retenu par des ficelles de jute, jure avec l’aspect moderne de la cuisine. S’armant d’une paire de ciseaux, David récupère le paquet et entreprend de le déballer. Curieux colis. Une odeur prenante de poussière s’échappe à chaque entaille que pratiquent les lames dans l’emballage ; l’aspect vieillot du papier méticuleusement plié semble indiquer qu’on a préparé le colis depuis un certain temps déjà, avec un soin et une perfection presque cérémonieuse. L’impression de manipuler un objet sacré se renforce encore lorsque David découvre l’enveloppe scellée à la cire dont le seau présente un symbole aux traits évasés qu’il n’a jamais vu auparavant ; sous l’enveloppe, ce qui ressemble à une bible ancienne à reliure de cuir repose dans un papier de soie. David saisit l’enveloppe entre ses doigts. Au verso, une seule inscription en lettres cursives aux excessives fioritures moyenâgeuses :

DAVID

Hallowed be thy name le tire de sa contemplation. Sa sonnerie de téléphone. Elle provient de la chambre, à l’autre bout de l’appartement. Merde ! Il l’a sans doute laissé là après avoir éteint son alarme ce matin. David suit la voix de Bruce Dickinson, enveloppe en main ; au passage, il attrape en vitesse un ouvre-lettre dans le petit secrétaire du salon. Il répond au téléphone en même temps qu’il ouvre l’enveloppe et en retire la lettre.

— Hey salut mon chum ! s’exclame la voix enjouée de René dans le combiné.

Mais c’est à peine si David l’entend. Les sourcils froncés, il lit le message écrit de la même main que l’inscription sur l’enveloppe.

— Dave ? T’es là ?

Et plus il lit, plus l’incrédulité sur son visage laisse place à la stupeur.