Anne a eu l’occasion de revoir Guillaume à plusieurs reprises, chez Barbe et Olivier notamment, lors de sa visite printanière, puis à Québec en compagnie de Zacharie. Lorsqu’il raconte ses aventures au pays des Iroquois, elle frémit de crainte rétrospective, et une admiration grandissante se mêle à l’attirance qu’elle éprouve pour lui. Sa main à laquelle il manque un doigt, son adaptation pendant les trois années à vivre avec les tribus de la place, la confiance que les différences sont des richesses plutôt que des menaces. Alors que tous les colons français vivent dans la crainte d’une attaque des ennemis au sud du fleuve, Guillaume Couture a décidé de s’établir sur la rive sud, légèrement en amont du cap Diamant, à quelques kilomètres à l’intérieur des terres. Une petite rivière coule sur le territoire, garante d’eau potable à proximité, et quelques escarpements constituent une barrière naturelle contre les vents dominants. À l’ouest de la concession, la rivière des Etchemins est une route d’accès vers le sud.

À sa façon de la regarder, Anne a bien senti qu’elle ne laissait pas Guillaume indifférent. Il a paru charmé par le franc-parler de cette jeune femme, ses remarques sur l’organisation encore hésitante de la colonie et les questions infinies concernant les autochtones. Même si parfois il répond par une boutade, la plupart du temps il partage patiemment ses connaissances et ses convictions.

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Assises toutes les deux à la table de la cuisine devant une tasse de thé, Marguerite et Heike se font face. Cette dernière a rapporté quelques pâtisseries allemandes, qu’elle a disposées sur une assiette. Son visage clair, aux yeux gris bleus, aux pommettes hautes, est encadré par des boucles rousses tirant vers le brun.

Marguerite commence son récit en donnant des nouvelles de Pacha, qui, elle l’apprend, s’appelle en fait Kassar, du nom d’un trou noir. Pas si différents, les deux noms. Puis, elle demande à sa voisine si son voyage s’est bien passé. Heike lui répond qu’une succession familiale a nécessité sa présence, mais que la personne décédée ne lui était pas très proche. La famille Leurinck est à la tête d’un important groupe industriel œuvrant dans le textile.

Son séjour à Québec est relié à l’entreprise. Elle effectue un stage à l’université Laval, en génie photonique. Son équipe fait de la recherche sur la fibre de verre dans les matériaux de confection.

Encouragée par les explications de Heike, Marguerite lui pose la question à propos du tableau de Corot dans l’entrée. La jeune allemande lui explique qu’une branche de sa famille a émigré au Nord de la France. Elle a passé de nombreux été en famille, près de La Rochelle. C’est d’ailleurs là qu’elle a appris à parler le français.

Marguerite se décide à raconter l’aventure des lettres, partant de la découverte de Damien, jusqu’à la décision de se retrouver avec l’exemplaire complet du baron de Lahontan. Heike est bien intriguée par ce récit, mais en bonne chercheuse, elle sait qu’il reste beaucoup de choses incompréhensibles à découvrir. « En tout cas, je vais réfléchir à toute cette histoire et garder l’œil ouvert. Est-ce que je pourrais participer à votre rencontre à la bibliothèque, quand le double du livre sera arrivé ? » Marguerite va se renseigner et lui promet de la tenir au courant de la suite. Une fois la vieille dame remontée dans ses appartements, la jeune femme effectue quelques recherches. Sur les origines de sa famille française d’abord, puis sur celles de Marguerite. En remontant les générations, elle en arrive à la conclusion que les familles Couture et Leurinck ont un lien, non de sang, mais d’histoire commune.

Ensuite, elle pense aux lettres qui se sont organisées tant dans le salon de Marguerite, que sur son comptoir. Son travail sur la lumière lui trotte dans la tête. Les rayons lumineux, par défaut, se déplacent en ligne droite, éclairant tout ce qui se trouve droit devant, sans obstacle de matière compacte. Mais depuis à la Renaissance, on a découvert qu’il est possible de transporter la lumière dans des cylindres de verre. Actuellement, la trajectoire de la lumière peut varier à l’infini. Comme le courant électrique se déplace tout au long du fil de cuivre, les fibres optiques sont capables de véhiculer l’information dans le monde entier, traversant les océans et les continents.

Et si les écrits, ce langage humain, plutôt que de rejoindre chaque lecteur, en ligne droite, avaient la capacité de suivre d’autres canaux, mus par une autre volonté que celle de la production littéraire ?

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Anne a finalement complété son texte. Au fil des ans, et des dix enfants qui lui sont nés. Son projet initial a bien sûr évolué, bousculé par les événements de sa vie. Elle a contribué à la construction de la petite communauté de la Rive-Sud avec son Guillaume. Mais alors qu’il reprenait les sentiers des découvertes lors d’expéditions, Anne a tenu le fort et l’ensemble du domaine familial. Au crépuscule de sa vie, elle a décidé de remettre son manuscrit entre les mains de ce jeune homme rencontré à quelques reprises, à Québec, au retour de ses expéditions. Il écrit si bien, Louis-Armand, et il aura plus d’opportunités de publier ses récits en France.

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Lundi après-midi, il vente et la température baisse de plusieurs degrés. Marthe vient de recevoir une réédition du livre du baron de Lahontan. Elle informe Damien, et contacte Madame Couture qui lui demande si sa voisine peut se joindre au groupe. Vers 17h00, ils se retrouvent tous les quatre autour de la grande table dans la salle de conférence.

Heike fait part aux autres de ses découvertes et réflexions au sujet des lettres mouvantes. Damien est enthousiaste, et demande si la proximité des deux habitantes de l’immeuble, et de l’ouvrage ancien, pourrait être l’élément déclencheur de la débandade des lettres. L’idée fait peu à peu son chemin dans l’esprit des uns et des autres. Chacun leur tour, ils prennent connaissance du texte écrit par Anne, racontant le début de son périple, puis son installation en Nouvelle-France, jusque vers les dernières années du siècle, XVIIe. « Quelle histoire ! » soupire Marguerite. Son regard croise celui de Heike avec tendresse. Elles sont toutes deux intimidées par cette plongée dans le passé. Les manuels d’histoire nous apprennent les grandes lignes des événements passés sans interférer dans notre présent, mais les événements des dernières semaines ont provoqué curiosité et étonnement dans cette petite équipe. Ils ont bousculé des idées préconçues, et ouvert des horizons qui ne demandent qu’à être explorés. À quel point pouvons-nous être proches, sans le savoir, d’inconnus que nous croisons ?